Internet décentralisé : tout comprendre au fediverse

Face à une perte de confiance à l’égard des réseaux sociaux et des firmes qui les régissent, l’idée d’un Internet plus ouvert et décentralisé a fait son chemin. Le « fediverse » incarne cet espoir. Mais comment fonctionne-t-il et peut-il réellement être à la hauteur des attentes qu’il suscite ?

Owen Huchon
Owen Huchon

Depuis l’acquisition de Twitter par Elon Musk, une méfiance croissante envers les réseaux sociaux s’est installée, tant chez leurs utilisateur·ices que chez les médias. La domination autrefois incontestée des grandes plateformes, perçues comme essentielles à la communication et à la distribution de contenus, est aujourd'hui remise en question. Dans ce climat de désillusion a émergé le souhait d’un Internet plus ouvert et indépendant qui répondrait avant tout aux aspirations de ses utilisateur·ices. Un espoir porté par le « fediverse » : un Internet où les réseaux sociaux traditionnels cèdent la place à un vaste écosystème de plateformes interconnectées, capables de communiquer librement entre elles. Si les principes du fediverse sont loin d’être nouveaux et que des plateformes comme Mastodon existent depuis des années, ce concept n’a jamais été autant d’actualité. Mais il est confronté à un problème. Si son fonctionnement alternatif et décentralisé a déjà pu en convaincre certain·es, persuadé·es qu’une remise à plat d’Internet est plus que jamais nécessaire, il peut aussi en rebuter plus d’un·e par ses termes, méthodes et usages un poil nébuleux. Le fediverse peut-il se targuer d’être l’avenir si son fonctionnement et ses principaux avantages ne sont compris que par une infime partie de la population ?

Encouragé·e par vos proches, vous avez peut-être vous-même rejoint Mastodon ou Bluesky sans vraiment comprendre comment ça fonctionnait ? Vous avez entendu parler de « protocoles de communication » ou « d’instances » sans vraiment comprendre à quoi cela correspondait ? Vous ne savez pas quoi répondre à ce collègue qui essaye de vous convaincre de « pouetter » ? Ce guide vous aidera à y voir un peu plus clair.

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Le fediverse est un secteur en perpétuelle évolution. Cet article pourra donc être périodiquement mis à jour pour ajouter de nouveaux outils et réseaux.

Le fediverse, c’est quoi ?

Le fediverse, contraction de « fédération » et « univers », désigne un réseau de plateformes et de serveurs interconnectés qui peuvent communiquer entre eux. Actuellement, il est impossible pour vous de lire des tweets depuis un compte Facebook ou de regarder une vidéo YouTube directement sur Instagram. Si ces plateformes étaient « fédérées », ces interactions seraient techniquement possibles. Pour cela, elles devraient utiliser un « langage commun » qui leur permettrait d’échanger des données entre elles. En informatique, on appelle cela un « protocole de communication ». Avec ce système, fini les applications qui existent chacune de leur côté, tout le monde participe à un même grand réseau : le fediverse. Depuis l'application de votre choix, vous pouvez consulter et suivre des comptes hébergés ailleurs sur le fediverse. Aujourd'hui, vous pouvez par exemple lire des messages publiés sur Threads depuis Mastodon. Vous n’avez plus qu’une seule identité numérique, la seule chose qui change, c’est la plateforme depuis laquelle vous voulez accéder au fediverse. Vous pouvez donc changer de réseau social, que ce soit pour ses politiques de modération qui ne vous plaisent plus ou tout simplement parce que vous n’aimez pas l'interface, sans craindre de perdre accès aux comptes que vous suiviez jusqu'à présent.

Sur le fediverse, un profil unique visible depuis plusieurs plateformes.

Mais jusqu’à maintenant, très peu de plateformes s’y étaient attelées, jugeant la démarche trop contraignante et inutile. Pourquoi ces réseaux sociaux, voulant à tout prix dominer le marché avec leur propre produit et verrouiller leur utilisateur·ices dans leurs espaces, s’embêteraient-ils à développer des ponts entre eux ? Mais en parallèle, des initiatives se sont construites ici ou là et des partisan·es d’un Internet « fédéré » se sont employé·es à développer des outils et des plateformes qui poseraient les premières bases du fediverse.

Vous ne savez toujours pas de quoi on parle ?

Si vous n' avez jamais entendu parler de « protocoles de communication » jusqu’à maintenant, on vous rassure, c’est normal. Pourtant, ils sont omniprésents dans notre quotidien, souvent sans que nous en ayons conscience. Prenez vos emails. Vous pouvez échanger des messages avec des personnes disposant d’adresses hébergées chez Google, Yahoo ou Hotmail qu’importe votre propre adresse mail et l’entreprise qui assure la gestion de votre messagerie. Un fonctionnement uniquement permis par ces fameux protocoles de communication. Ils sont également de plus en plus utilisés dans le milieu de la domotique connecté. Le protocole open source « Matter » par exemple permet de contrôler des objets connectés de différentes marques et de les rendre compatibles avec les assistants vocaux d’Apple, Samsung, Google, etc. En somme, les protocoles de communication sont généralement plébiscités pour des produits qui nécessitent des interactions fréquentes entre plateformes, outils ou objets conçus par différentes entreprises et qui ont donc besoin d'une certaine flexibilité en matière de compatibilité. Comme pour vos emails ou vos ampoules connectées, des protocoles de communication ont été conçus pour faciliter la communication sur Internet, le plus connu étant sans doute ActivityPub, utilisé par Mastodon et Threads. 

ActivityPub, le protocole de communication utilisé par Threads et Mastodon, permet de communiquer des informations entre différentes plateformes.

Pourquoi en parle-t-on maintenant ?

Depuis quelque temps, une frustration — voire un rejet — des réseaux sociaux s’est manifestée. Lorsque Elon Musk prend le contrôle de Twitter, des utilisateur·ices alarmé·es par ses positions antisémites, transphobes, sa façon de gérer la firme et son soutien à Donald Trump, cherchent des alternatives. Cet événement, à certains égards, constitue une certaine bascule et un regain d’intérêt pour des plateformes alternatives et des approches décentralisées. Il représente aussi une sorte de prise de conscience. Pendant des années, ces réseaux sociaux se sont ancrés dans nos habitudes, nos manières de communiquer avec nos proches et de partager de l’information. Dans le milieu de la presse, elles se sont montrées presque indispensables pour la distribution des contenus, opérant comme des sortes de kiosques numériques sans qui il serait impossible de toucher son public. Le rachat soudain d’Elon Musk a démontré que ces plateformes n’appartiennent pas aux utilisateur·ices ou aux entreprises qui comptent sur leurs fonctionnalités et qu’elles pouvaient leur échapper du jour au lendemain. S'ajoutent à cela les scandales autour de Facebook et sa gestion des données, Instagram qui ne veut plus de politique, la perte de confiance à l’égard des algorithmes, l’invasion des contenus générés par l’IA… Finalement, les réseaux sociaux n’ont plus rien d’un kiosque, tant pis pour la presse et ses lecteur·ices.

En quoi c’est intéressant pour la presse ?

Réduire sa dépendance aux grandes plateformes : un argument qui avait déjà convaincu quelques médias de rejoindre Mastodon il y a plusieurs années, à l'image de Mediapart. Dans ce billet, publié quelques années plus tard, la rédaction annonçait son grand retour sur la plateforme (après l'avoir quelque peu déserté), louant son fonctionnement décentralisé et open source : « Une façon d’affirmer notre soutien aux espaces numériques alternatifs qui, loin des GAFA exploitant les données personnelles à des fins mercantiles, redonnent le contrôle aux utilisateur·ices ».

Mais au-delà des réseaux sociaux, certains médias à l’image de Vox, The Verge ou 404 Media, songent sérieusement à fédérer leur propre site. Confrontées à des difficultés en matière de distribution sur des plateformes comme X ou Facebook, ces rédactions ne souhaitent plus dépendre d’acteurs privés pour générer du trafic et construire des communautés. Avec le fediverse, ces médias pourraient, en principe, diffuser leurs articles depuis leurs propres sites et les rendre accessibles automatiquement à l’ensemble des utilisateur·ices du fediverse. Ils et elles pourraient ainsi lire mais également commenter et partager ces contenus depuis la plateforme de leur choix. « Au lieu de passer du temps à construire une présence sur d'autres plateformes pour leur bénéfice, un média peut le faire sur ses propres sites » explique Nilay Patel, rédacteur en chef de The Verge, auprès de Digiday. « Nous devrions cesser d'être des fournisseurs et commencer à promouvoir nos propres produits ». Le fediverse permet aux médias de conserver le contrôle sur une communauté unique et interconnectée, accessible depuis différentes plateformes, tout en s’affranchissant des algorithmes opaques imposés par quelques entreprises privées.

Comment faire pour s’y mettre ?

Si vous êtes arrivé·e jusque là, c’est que le sujet vous intéresse et que vous avez envie de vous y mettre. Vous n’avez pas tout compris ? Aucune inquiétude, nul besoin de maîtriser sur le bout des doigts une technologie pour s’en servir. Vous avez peut-être utilisé votre adresse mail depuis des années sans avoir entendu parler de protocole de communication et cela n’a probablement pas affecté votre usage de cet outil de communication. Nous avons listé, pour vous, quelques plateformes qui vous permettront de faire vos premiers pas sereinement dans cet espace.

  • Bluesky La plateforme de micro-blogging, disponible depuis fin 2023, a été développée… chez Twitter. Son ancien patron, Jack Dorsey, souhaitait développer un protocole de communication pour son réseau social. Mais, suite au rachat d’Elon Musk, le projet a mué en se détachant d’X pour créer sa propre plateforme, désormais concurrente de sa « grande sœur ». Il utilise son propre protocole de communication, l’AT Protocol, et revendique plus de 10 millions d’utilisateur·ices
  • Threads Autre concurrent d’X, Threads a été lancé en 2024 par Meta. Le réseau est intimement lié à Instagram à plusieurs égards ce qui en fait un avantage, comme un désavantage. Si cette symbiose avec un réseau social fort de près de 2 milliards d’utilisateur·ices a largement contribué à l’essor de Threads, il reste impossible de créer un compte Threads sans disposer d’un compte Instagram.
  • Mastodon est une plateforme de micro-blogging, lancée en 2016, basée sur Activity Pub, où chaque utilisateur·ice choisit son serveur (appelés « instances ») en fonction de ses intérêts, par exemple les arts ou le journalisme.
  • PeerTube Cette plateforme d’hébergement vidéo, lancée en 2018 utilise se décrit comme un « service libre et open source, gratuit, et à but non commercial » permettant à chacun·e de créer sa propre plateforme de diffusion semblable à YouTube.
  • Flipboard Spécialisé dans la distribution de contenus éditoriaux, Flipboard permet à ses lecteur·ices de constituer des magazines numériques à partir de plusieurs sources d’informations. Depuis août 2004, elle permet de suivre des comptes hébergés par d’autres serveurs du fediverse et de consulter des contenus publiés depuis des plateformes comme Threads.

Utiliser des outils de crossposting

Pour diffuser partout à la fois, il faudra trouver des outils. « Mais l’intérêt du diverse n’est-il pas justement de pouvoir tout faire depuis une seule plateforme ? » diriez-vous. Et vous avez raison. Mais comme mentionné précédemment, il existe plusieurs protocoles de communication et c’est ici que ça coince un peu : si tout le monde crée son propre langage universel, on revient un peu à la case départ et c’est un peu ce qui est en train de se passer. Par exemple, Bluesky se sert de son propre protocole de communication, l’AT Protocol, dont il est l’un des seuls à utiliser. Le protocol ActivityPub, plus ancien, a été adopté par davantage de plateformes (Threads, Mastodon, Pixelfed, PeerTube, etc). « Si tout le monde utilise le même protocole de communication sauf Bluesky, où est le problème ? » insisteriez-vous. Malheureusement, il ne suffit pas d’adopter un protocole pour que soudainement tout le monde puisse échanger ensemble, ce serait trop simple. C’est un travail qui prendra du temps. Avec Threads, vous pouvez par exemple publier des messages qui apparaîtront sur Mastodon… mais pas l’inverse (du moins pour l’instant). Pour publier partout à la fois, vous pouvez donc recourir à des applications comme Croissant, Fedica, Buffer… ou le bon vieux copier-coller.

Fédérer son site

Rares sont les outils qui permettent une intégration d’un site à ce réseau de plateformes décentralisées. WordPress propose par exemple un plugin ActivityPub depuis octobre 2023 qui permettrait aux lecteur·ices de suivre les sites utilisant WordPress de recevoir les contenus qui y sont publiés, directement depuis la plateforme de leur choix. « De plus, ils·elles peuvent s'engager dans des conversations enrichissantes en répondant à vos articles, leurs réponses s’affichant comme des commentaires sur votre article de blog, créant ainsi une expérience synchronisée et interactive ». En 2024, le CMS Ghost, qui se positionne depuis son lancement comme une alternative à Wordpress voulant « démocratiser la publication en ligne », a annoncé qu’il adopterait le protocole de communication ActivityPub. S’il permettra, comme WordPress, à des lecteur·ices d'interagir avec les contenus publiés sur ces sites depuis la plateforme de leur choix, Ghost entend également renforcer l'interaction entre les sites utilisant son service. « Cela signifie que, bientôt, les utilisateur·ices de Ghost pourront se suivre, liker et interagir les un·es avec les autres de la même manière que sur un réseau social, mais sur leur propre site web ».

Le fediverse n’est pas une formule magique

Il convient tout de même de préciser une chose : le fediverse reste un idéal. La fédération totale est un idéal que beaucoup tentent d’atteindre, mais les plateformes fonctionnent encore souvent dans leur propre écosystème. De plus, certain·es s’interrogent sur les véritables motivations d'entreprises qui ont récemment fait part de leur intérêt pour le fediverse. Meta, qui n’est pas connu pour être la figure de proue d’un Internet libre et décentralisé, a soudainement été pris de passion pour le sujet. L’entreprise souhaite-t-elle participer au mouvement ou l’accaparer pour en tirer profit par la suite ? Il se pourrait que la firme cherche à donner une meilleure image d'elle-même après avoir été visée par plusieurs procédures « antitrust » visant à limiter la concentration économique des grandes firmes. Autre théorie : Mark Zuckerberg déteste Elon Musk et, à défaut de l’affronter dans un octogone, il s’emploie à concurrencer du mieux qu’il peut X. En bref, il convient de rester prudent·es sans quoi nous pourrions répéter les mêmes erreurs en mettant toute notre confiance dans des entreprises et plateformes qui promettent un monde meilleur et agir pleinement pour nos intérêts. Il reste toutefois indéniable que l’idée d’un nouveau modèle pour Internet, plus ouvert et au service des ses utilisateur·ices, n’a jamais été autant d’actualité. Bien que les défis demeurent nombreux, l’émergence d’alternatives décentralisées et l'intérêt qu'elles suscitent rappelle qu’il est à portée de main; reste désormais à savoir s’il parviendra à s’imposer.

Pour aller plus loin

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Owen Huchon est journaliste chez Médianes. Il est en charge de la communauté et de la newsletter des 10 liens.