Papier pixel, la revue de presse de la toile à l’imprimé — Taylormania

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle aime les revues, les fanzines et toutes les choses bizarres que les gens impriment, mais elle aime aussi regarder tout ce qui se fait de drôle et de moins drôle sur Internet. Bienvenue dans sa revue de presse moitié papier, moitié pixel.

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Un coup de gueule féministe sur le traitement médiatique du phénomène Taylor Swift ; des médias qui couvrent l’industrie musicale avec inclusivité ; l’esprit rebelle de l’adolescence ; un poisson-vélo : c’est au sommaire de Papier pixel.

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Attention, cette chronique ne peut se lire qu’en écoutant cette playlist, concoctée pour l’occasion.

Il m’est arrivé une chose tout à fait extraordinaire le mois dernier, une expérience que j’attendais officiellement depuis quelques mois et officieusement depuis ma naissance. Le dimanche 12 mai, j’ai assisté au concert de Taylor Swift à Paris. C’était sa quatrième date consécutive, je pensais qu’elle serait fatiguée mais ma star a tout donné aux quarante mille paires d’yeux venues la voir, dont la mienne mais aussi celles de Travis Kelce, Bradley Cooper, Gigi Hadid, Louane, Thomas Pesquet et Patrick Bruel. Tout cela pour vous dire que je ne serai plus jamais la même personne depuis ce dimanche 12 mai, et que c’est la raison pour laquelle cette édition de Papier Pixel sera une spéciale Taylor.

Cette épiphanie a fait naître en moi une question : pourquoi les médias français n’ont-ils pas accordé plus d’importance à cet événement, ou en tout cas, ne l’ont-ils pas pris comme un prisme, c’est-à-dire un objet culturel à travers duquel regarder la société ? « The Eras Tour », la tournée mondiale de Taylor Swift débutée en mars 2023, comprend 152 concerts dont quatre dates à Paris pour un total de 160 000 spectateur·ices et deux à Lyon pour 100 000 spectateur·ices. D’une durée de 3h20, le spectacle couvre l’ensemble des albums de l’artiste. Selon l’AFP, c’est la première tournée de l’histoire à avoir généré plus d’un milliard de dollars de ventes de billets, un chiffre qui devrait plus que doubler d’ici la fin de la tournée au Canada en décembre prochain. 

Bien que quelques articles aient évoqué l’impact politique et économique des concerts sur les pays hôtes, je n’ai trouvé aucune analyse comparative entre « The Eras Tour » et d’autres grandes tournées internationales, passées ou présentes, dans les médias culturels. Concernant Taylor Swift, j’ai d’ailleurs plus souvent lu de papiers économiques ou politiques que culturels dans les pages desdits médias culturels. Cela fait plus sérieux, sans doute. Traiter la chanteuse comme la poule aux œufs d'or plutôt que comme un phénomène culturel permet de garder une certaine distance.

Du côté des médias spécialisés, si Numerama a couvert cette actualité sous l’angle technologique, en relatant la vente chaotique des billets sur TicketMaster et la diffusion massive d’images pornographiques de Taylor Swift générées par IA au début de l’année, du côté des médias spécialisés sur l’écologie, à part ce décryptage de GEO sur les prétendus efforts de la superstar en matière de durabilité, je ne vois pas grand chose. Par exemple, de nombreux·ses fans commandent leur tenue pailletée d’un soir sur le site chinois de fast-fashion Shein. Pourquoi ces tenues sont-elles si importantes dans l’expérience d’un concert et surtout, comment faire autrement ?

Les résultats de la recherche « Eras Tour » sur le site de fast-fashion Shein

Je n’ai pas vu non plus beaucoup d’angles féministes. Il y aurait pourtant matière à écrire sur le récit d’indépendance construit par la chanteuse, son modèle de résilience, la narration féministe de ses chansons ou la culture fan comme espace de sororité entre jeunes filles. À nouveau, pas un mot sur son influence sur les normes sociales. 

Tout n’est pas que rose et paillettes dans le phénomène Taylor Swift. De nombreux sujets de société auraient pu être explorés. Alors qu’est-ce qui bloque ? Peut-être les différences culturelles et musicales entre la France et les États-Unis. Cependant, l’engouement de plus d’un million de personnes tentant d’obtenir des billets pour ses concerts en France invalide cet argument. Je serais plutôt pour un manque de spécialisation sur la question. Aux États-Unis, plusieurs médias ont recruté des journalistes pour couvrir l’impact culturel de pop stars comme Taylor Swift ou Beyoncé. Sur les réseaux sociaux, l’ouverture de ces postes a d’ailleurs été si mal accueillie que l’on a eu l’impression que ces journaux avaient brûlé la Charte de Munich et dansé autour de ses cendres.

Je doute que ce genre d’offre d’emploi puisse exister un jour en France. D’abord, les journalistes expert·es en pop culture américaine sont rares. Il existe une perception erronée selon laquelle la pop culture américaine, bien qu’influente, n’intéresse pas autant le public français, sous-estimant ainsi la profondeur de l’engagement des fans en France. 

Enfin, disons les termes, les médias français sont influencés par des biais de genre qui minimisent l’importance des artistes féminines et des questions féministes dans une industrie dominée par les hommes.

Sur cette dernière question, heureusement, j’ai repéré quelques médias qui contribuent à changer la donne — rendez-vous plus bas dans la partie Radar. Mais poursuivons un instant sur le cas Taylor Swift. Depuis plusieurs mois, le magazine Vogue, du groupe Condé Nast, couvre les actualités liées à la chanteuse avec finesse sous la plume de Lolita Mang, journaliste culturelle passée par les rédactions de Trax et Tsugi. Coulisses des concerts parisiens, analyse critique de son dernier album, entretien intimiste aux côtés de Jack Antonoff, le discret producteur de la superstar… Si les angles sont classiques, l’expertise et l’intérêt de la journaliste transparaissent à chaque ligne. Dans ses articles, Lolita Mang décrit la couleur des paroles de chaque chanson, la mélancolie d’une femme devenue propriété publique, la construction de son récit personnel, son rapport au divin, à l’amour, à la mort. 

Dans une newsletter de la revue féministe La Déferlante, j’ai lu ceci : 

« En février 2024, une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) révélait la très forte hausse des hospitalisations de jeunes filles pour comportements suicidaires. Si le phénomène est complexe à analyser, une des explications est sans doute à chercher du côté des violences sexistes et sexuelles qui les frappent de manière structurelle. Notamment sur les réseaux sociaux. » 

Les jeunes filles ne vont pas bien. Et ce sont elles qui écoutent Taylor Swift. Pas toutes, bien sûr ! À ce sujet, je vous recommande chaudement cet épisode du podcast Zoom zoom zen sur les Swifties, avec la journaliste spécialiste de la pop culture Morgane Giuliani. Mais je ne sais pas, je me dis que l’on pourrait écouter pour de vrai ce qu’elles ont dans le cœur. Peut-être que l’on gagnerait à se demander pourquoi les jeunes filles se reconnaissent autant dans le récit que Taylor Swift fait de l’amour, l’amitié, la violence, la dépression, la résilience, le deuil, le doute, la colère. En somme, revenons aux bases : pourquoi ses albums et ses concerts se vendent-ils aussi bien ? Que vient-on y chercher ?

Je crois que Taylor Swift peut être un vrai sujet d’analyse et de compréhension de la nouvelle génération. Plutôt que de passer des heures à décortiquer des rapports pour essayer de comprendre les usages des plus jeunes et leur rapport à l’information, il serait bon de commencer à prêter vraiment attention à leurs passions.

C'est dans le radar

On poursuit la réflexion en papier et en pixels ? J’ai repéré quelques idées venues des médias engagés et du milieu musical pour veiller à l’inclusivité.

★ Teen spirit : Le prochain numéro de Gaze, revue sur les regards féminins, portera sur le teen spirit, « esprit rebelle qui nous habite à l’adolescence et qui ne nous quitte parfois jamais ». Le sommaire fait mention de la place de la musique pour les jeunes filles. On devrait y retrouver un article racontant Billie Eilish à travers les yeux de sa plus grande fan.

La go des gos : Dans sa newsletter du mois de mars, le média en ligne Écoute Meuf est revenu sur le déferlement de haine subi par Aya Nakumura lorsque son nom a été évoqué pour chanter lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. Sous la plume de sa cofondatrice Rudy Jean-Baptiste, Écoute Meuf explique : « Je ne sais pas si Aya Nakamura doit chanter aux JO, là n’est pas la question. J’aimerais, à la différence de beaucoup, lui laisser le choix car il est précieux. Ils sont dérangés parce qu’ici on parle en tchop, on parle en bail et on a parfois les ongles longs comme nos ambitions et les tenues légères comme nos rêves. À mes petites sœurs, regardez la réussite comme elle est belle et comme elle vous ressemble. À Aya, la go des gos. Au nom d’Écoute Meuf, le plus inconditionnel des soutiens et le plus sincère des mercis. » L’occasion de rappeler ici à quel point Écoute Meuf, média qui met en avant les femmes de l’industrie musicale, est un support d’information de qualité.

Le rap, on l’aime engagé : En plus d’être un très bel objet qui se lit des deux côtés — leur couverture inclusive permet de mettre à la fois une femme et un homme en lumière — la revue Mosaïque, spécialisée sur le rap, ne déçoit jamais lorsqu’il s’agit d’affirmer son engagement. Suite aux bombardements de l’armée israélienne sur Rafah le 27 mai dernier, le média a partagé sur ses réseaux sociaux plusieurs cagnottes en soutien aux populations palestiniennes. L’une d’elle, lancée par le label Houma Sweet Houma, consiste en une plateforme de dons dont les bénéfices seront reversés à l’association Medical Aid for Palestinians.

Bonne pêche : Attention, nouveau-venu dans l’écosystème de la presse musicale : Poisson Vélo ! Le média tire son nom du slogan féministe « Une femme a besoin d’un homme comme un poisson a besoin d’un vélo », depuis repris un peu partout en manif’, dans les toilettes des bars et bien sûr, dans pas mal de chansons. Zoé Pinet et Lorène Bienvenu, ses cofondatrices, entendent explorer les scènes rock et indé sous un œil engagé, en faisant découvrir des artistes à travers des interviews, des reportages et des live sessions, le tout sur Instagram, en reprenant les codes du fanzine. Une soirée de lancement prévue le 7 juin au Motel, à Paris.

Fan culture : Le groupe de rock britannique The Last Dinner Party a créé un espace sur la plateforme de messagerie Discord afin d’interagir plus facilement avec ses fans. On y trouve des canaux pour parler art, musique et bouquins avec les membres du groupe, pour partager les photos de leur tournée, trouver des camarades de concert ou échanger ses places. Un média engagé avec un fort enjeu de communauté aurait tout intérêt à leur piquer l’idée.

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Amira Rouabhi, cofondatrice du média en ligne Écoute Meuf, était chargée de communication junior en alternance chez Médianes de décembre 2021 à l’automne 2022. Nous l’aimons beaucoup. L’autrice de ces lignes entretient par ailleurs une relation d’amitié avec Zoé Pinet et Lorène Bienvenu, les cofondatrices de Poisson Vélo. Elle espère que la mention de leur média dans cette chronique lui donnera accès à des tournages lorsqu’elles intervieweront ses groupes de rock indé préférés (plus particulièrement HMLTD).
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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de stratégie.