Passer d’une audience à une communauté

Max Leroy
Max Leroy

Plus souvent subies que choisies, les interactions entre rédaction et lectorat nées de la transformation numérique des médias apportent pourtant des opportunités inédites pour fidéliser son audience : plutôt que d’abandonner le terrain, voyons comment rétablir le lien.

Dans la chronique précédente, j’évoquais la nécessité pour les médias de se réapproprier leur audience : de créer des circuits-courts vertueux à même de renforcer leur trafic direct, plutôt que d’accroître leur dépendance au trafic indirect des moteurs de recherche et des réseaux sociaux. Avec cette chronique j’espère vous donner quelques clés pour atteindre cet objectif : en développant des interactions authentiques avec votre lectorat et créer une communauté pérenne autour de votre média.

Avant de commencer, je vous propose deux définitions, subjectives, afin de différencier ces notions d’audience et de communauté dans le contexte d’un média :

  • L’audience, c’est le public que votre média peut atteindre via tous ses canaux : ses propres supports (site Web, apps, newsletters) comme ceux où il optimise sa présence (SEO, comptes réseaux sociaux) sur d’autres plateformes.
  • La communauté, c’est la part de ce public qui vous répond là où cela lui est possible : encore une fois, soit directement via les supports de votre média (commentaires sous les articles, etc.) soit à nouveau en décentrant la conversation sur une autre plateforme (échange de tweets, réactions en bas d’une story, etc.)

Contenu, lectorat : deux leviers d’investissement

Pour créer un lec­torat fidèle, c’est à dire un seg­ment de votre audi­ence dont les qual­ités dis­tinctes sont d’appréci­er spé­ci­fique­ment vos con­tenus et de revenir régulière­ment sur vos sup­ports, vous pou­vez compter sur deux leviers principaux :

  • Investir dans votre contenu. Vous pouvez par exemple sérialiser votre production éditoriale afin de captiver vos lecteur·ices dans la durée comme avec les obsessions de Quartz ou Les Jours. Ou encore développer des rendez-vous réguliers comme le font très bien les infolettres. Ce levier est souvent le plus facile à activer car il repose sur des compétences existantes de la rédaction et sur des expériences utilisateurs éprouvées bien au-delà des médias.
  • Investir dans votre communauté : en développant des espaces d’échanges, des interactions entre votre équipe et vos lecteur·ices, et entre ces dernier·ères. Ce sont les réactions de votre lectorat qui alors, plus que votre contenu, appellent à de nouvelles réactions et créent les conditions du retour sur vos supports. Ces interactions peuvent être mises en place directement sur vos supports (c’est toujours mieux) ou sur des plateformes externes si vous souhaitez expérimenter plus facilement.

Alors, com­ment inve­stir dans votre com­mu­nauté en créant des rela­tions de qual­ité qui ne soient ni un gouf­fre financier (en ressources humaines) ni source de con­fu­sion sur le rôle de cha­cun (entre rédac­tion et lec­torat) ?

On essaye d’y répon­dre avec beau­coup d’exemples, opti­misme, et sans naïveté. C’est parti !

Pour com­mencer, on peut caté­goris­er les inter­ac­tions que votre média peut met­tre en place à tra­vers deux axes plutôt représen­tat­ifs du niveau d’effort à déployer :

  1. La temporalité de ces interactions (asynchrones ou synchrones) : vous pouvez en effet solliciter un avis, une réaction auprès de votre audience avant/après la publication de votre contenu (comme avec le choix d’un sujet, ou la mise en place de commentaires) ou bien directement pendant la production de ce contenu (comme avec les questions durant un live vidéo).
  2. La modération de ces interactions : sur ce point vous pouvez contraindre le spectre de réactions de votre lectorat (avec des réponses prédéterminées à un sondage par exemple) ou bien lui offrir la possibilité de s’exprimer plus librement (comme avec des commentaires plus traditionnels). C’est cette deuxième option qui nécessitera presque à coup sûr une forme de modération, qu’elle soit a priori ou a posteriori.
Avec ces deux axes en tête, on peut répar­tir les inter­ac­tions que votre média peut met­tre en place en qua­tre catégories.

Les interactions asynchrones et non modérées : sondages, réactions, financement participatif

Ces inter­ac­tions sont les plus sim­ples à met­tre en place et représen­tent une pre­mière étape dans la créa­tion d’une rela­tion avec celles et ceux qui vous lisent :
  • Vous pouvez leur demander en amont de choisir le prochain sujet de votre infolettre (parmi des choix prédéfinis) comme le font le média d’actu quotidienne Brief.me ou le média spécialisé sur l’écologie Vert, par exemple.
  • Vous pouvez leur offrir des réactions, à nouveau prédéfinies, après votre contenu : comme dans le channel Telegram du New York Times dédié à l’Ukraine ou encore plus clairement en bas des infolettres dédiées à l’art de Artips.
  • Le financement participatif, comme ici avec StreetPress, peut aussi être considéré comme une forme d’interaction non modérée.

L’ex­em­ple de Vert, qui sol­licite ses lecteurs et lec­tri­ces pour le choix des prochains sujets.

Vous l’aurez com­pris, les inter­ac­tions asyn­chrones et non mod­érées néces­si­tent un investisse­ment lim­ité de votre média, et sa prise de risque devrait être tout aus­si limitée.

Les interactions synchrones et non modérées : réactions en direct, cheers, etc.

Très sim­i­laires aux inter­ac­tions précé­dentes quant à votre prise de risque, les inter­ac­tions syn­chrones et non mod­érées se démar­quent par la pos­si­bil­ité pour votre audi­ence de réa­gir en direct. Ce type d’interactions se prête par­ti­c­ulière­ment aux lives audio ou vidéo. On y retrou­ve les réac­tions prédéfinies de sou­tien financier des live sur Twitch, avec le déclenche­ment d’abonnement Prime ou l’envoi de cheers (via l’achat de Bits ou points de chaîne : des crédits payants qui, dépen­sés, per­me­t­tent de soutenir des créa­teurs spé­ci­fiques). Hors de toute logique finan­cière, cette caté­gorie inclut égale­ment les réac­tions en direct (sou­vent à base d’émojis) sur Insta­gram Live ou Twit­ter qui les a très bien inté­grées dans ces Spaces audio. Je suis régulière­ment les directs de Ukrain­ian Spaces où les ani­ma­teurs posent sou­vent des ques­tions qui appel­lent à l’usage de ces réac­tions, ce qui crée un vrai sen­ti­ment d’écoute col­lec­tive. (Note : il est prob­a­ble que Twit­ter ait moins de temps et de ressources pour dévelop­per ces inter­ac­tions dans les semaines à venir. Dommage.)

Les interactions asynchrones et modérées

Un peu plus com­plex­es à met­tre en place, les inter­ac­tions asyn­chrones et mod­érées per­me­t­tent une expres­sion plus libre de votre lectorat.

  • Vous y retrouverez notamment « les commentaires » : ce format d’interaction qui terrorisa de nombreuses rédactions pendant la décennie du Web 2.0. Les commentaires seront alors ouverts, puis fermés, puis finalement souvent abandonnés aux réseaux sociaux. À leur sujet, le plus judicieux est surtout de se poser la question du volume et de la qualité de l’expérience que de décider de les ouvrir ou de les fermer unilatéralement sur vos supports. Quels contenus bénéficieraient le plus de réactions libres, de témoignages détaillés de votre lectorat ? Avec des solutions tierces de commentaires, comme OpenWeb, vous pouvez facilement ouvrir les commentaires sur certains articles et pas sur d’autres. Cela a aussi l’avantage d’évaluer progressivement les ressources qui vous seront nécessaires pour modérer ces échanges. Car les commentaires suivent la théorie de la vitre brisée : plus vous laissez de mauvais commentaires (agressifs, haineux, etc.) visibles, plus ils attireront de nouveaux auteurs de mauvais commentaires, qui y percevront un standard d’impunité.
  • Tout aussi modérés mais avec moins de risque de récompenser les trolls, les questions du tchat des lives du Monde sont particulièrement malignes : s’il s’agit bien de questions de lecteurs·rices qui nécessitent d’être revues avant d’être publiées, elles ne sont pas publiques par défaut et seule une minorité verra le jour. L’intérêt pour les trolls qui espèrent passer outre la pré-modération devient donc quasi nul.

Les interactions synchrones et modérées

Enfin, la dernière catégorie regroupe les interactions synchrones et modérées : celles qui requièrent le plus d’efforts mais aussi celles qui créeront les liens les plus solides avec votre lectorat le plus fidèle. Ces lecteurs·rices visiteront non seulement vos supports régulièrement, mais inviteront également leur propres cercles à le faire : ce sont les ambassadeurs de votre média.

  • Tout comme les interactions synchrones et non modérées se prêtent particulièrement aux contenus en streaming, on retrouve les mêmes interactions synchrones mais modérées dans les formats libre des contenus en direct : les chats Twitch (avec des modes sub-only, slow, ou follow-only qui posent des conditions/pré-requis nécessaires avant de pouvoir contribuer) ou le projet Interview Club de CNN (disclaimer : que j’ai eu l’opportunité de développer au sein de mon équipe) qui limitent les contributions à des questions. Sur Twitter, c’est l’occasion de solliciter les questions de vos auditeurs durant un Space afin d’étendre la participation bien au-delà des quelques invités à qui vous pouvez donner la parole en audio. HugoDécrypte ou Jean Massiet ont poussé l’exercice encore plus loin en animant des réunions de rédactions ou de préparation de leurs contenus à venir directement sur Twitch, avec le chat comme source directe de retours de leur communauté.
  • Et pour finir (peut-être le graal) : les communautés libres, où l’on dissocie les interactions du contenu lui-même. L’objectif est alors de fédérer la communauté de lecteurs·rices passionné·e·s par les sujets de votre média autour d’un événement, d’un festival ou d’un groupe permanent. C’est le cas du groupe Discord OSINT du Monde, ou celui du Vortex, inspirés des groupes Discord de streamers.

Le pro­jet CNN Inter­view Club

En conclusion, il existe de nombreuses formes d’interactions pour créer des liens avec votre audience et la fidéliser au travers d’expériences moins passives. C’est en grande partie de cet effort que peut naître la création d’une communauté, d’un lectorat fidèle à votre média.

Si vous ne le faites pas, soyez certain·e·s que les émetteurs de messages (marques, politiques, institutions) ont déjà saisi cette opportunité et commencent à se passer de votre média(tion). Au lendemain de l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump le 6 janvier 2021, c’est sur Instagram Live que la parlementaire Alexandria Ocasio-Cortez partage son expérience, avec beaucoup d’émotion et accompagnée par les retours en direct de sa communauté. Exercice qu’elle a reproduit un peu plus tard sur Twitch, cette fois-ci sur un projet de loi sur la finance, en allant même jusqu’à inviter des experts à intervenir.

Les attentes et les comportements des audiences (jeunes notamment) numériques, sont nourries par les interfaces hyper interactives des réseaux sociaux et des plateformes de contenus. À l’opposé, l’absence d’interactions offertes par de trop nombreux médias est en décalage total, et tient parfois plus souvent du support analogique (tel un journal imprimé ou un poste télé cathodique) que de celle d’un site, d’une app en 2022.

En bref, à la question du bien-fondé ou non qu’une poignée de milliardaires possèdent une majorité de médias en France (la question, elle est vite répondue), je préfère celle du bien fondé que certains médias s’intéressent si peu à se laisser influencer par les besoins et les retours de leur lectorat. C’est ce que Jay Rosen, professeur de journalisme à la New York University et critique hors-pair des médias (américains notamment), explique si bien sous l’expression d’agenda citoyen chez Maxime Loisel.

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Max Leroy Twitter

Maxime Leroy est Vice President of Product chez POLITICO Europe. Il est chroniqueur pour Médianes.