Podcast — Manon Boquen, Pays : appréhender la notion de communauté (6/6)

Manon Boquen est la fondatrice de Pays, une revue papier lancée en 2020 qui s’intéresse tous les six mois à un nouveau territoire. Elle est l'invitée du sixième et dernier épisode de la première saison de Chemins, le podcast de Médianes.

Margaux Vulliet
Margaux Vulliet

Manon Boquen est la fondatrice de Pays, une revue papier lancée en 2020 qui s’intéresse tous les six mois à un nouveau territoire. Un territoire différent à chaque numéro veut aussi dire des lecteur·ices multiples à chaque édition. Comment crée-t-on une communauté lorsqu’on lance un média, comment on la conserve et comment gère-t-on la spécificité d’un média comme Pays ?

Transcription intégrale

Margaux Vulliet : Bonjour à tous, bonjour à toutes, bienvenue dans le podcast de Médianes qui va à la rencontre des fondateurs et fondatrices de médias pour qu'ils et elles vous partagent leur retour d'expérience. Je suis Margaux Vulliet, journaliste chez Médianes, et vous écoutez Chemins. Du reportage, de la photo ou encore des portraits, l'équipe de Pays s'est donné pour mission de dépeindre le territoire au plus près. Pays c'est surtout un bel objet que l'on garde, ce que l'on relie et que l'on partage un territoire différent à chaque numéro, ça veut aussi dire des lecteurs différents à chaque fois, alors comment on crée une communauté lorsqu'on lance un média, comment on la conserve et comment on gère la spécificité d'un média comme Pays ? On en parle avec Manon Boquen. Bonjour Manon.

Manon Boquen : Bonjour Margaux.

Margaux Vulliet : Alors, tu es la cofondatrice de Pays et journaliste pigiste. Tu bosses pour des médias, pour des rédactions comme M le Mag, La Vie ou encore Télérama. J'ai envie de te poser une question un petit peu précise, quel est ton dernier bon souvenir que tu as en lien avec ton média Pays, que ce soit un moment ou encore une rencontre ?

Manon Boquen : Ça tombe bien parce qu'en fait hier soir, donc nous étions à une présentation, dans une librairie qui s'appelle la Maronite, dans le quartier de Belleville. Et c'était très sympa parce que c'était la rencontre avec les lecteurs et les lectrices de Pays. Donc ils ont pu poser toutes leurs questions. C'était un moment convivial et ça a d'autant plus de sens car c'est une librairie qui est menacé de fermer en fait, parce qu'elle a des difficultés à résister dans ce paysage un peu complexe de la presse aujourd'hui. On était là aussi pour promouvoir la librairie, donc il y avait un petit peu toute l'ambiance à la fois conviviale et le partage du projet. Après avoir travaillé six mois dessus, forcément, ça fait du bien.

Margaux Vulliet : Oui, alors justement, on y reviendra, mais j'ai envie de revenir un petit peu en arrière. L'aventure Pays, tu n'es pas seule, vous êtes quatre. Au premier confinement y'en a j'ai envie de dire qui faisaient du pain, qui faisait des choses, qui cuisinaient, et puis y en a d'autres qui montaient leurs médias. Donc comme vous, pour Pays. Pourquoi vous avez eu envie de monter ce média en particulier ?

Manon Boquen : Pays c'est une idée que j'avais en tête… Enfin, disons pas aussi précisément qu'au départ, mais c'était un petit truc qui me trottait dans la tête. En fait, en tant que journaliste pigiste, je travaillais avec des médias nationaux. Il m'arrivait souvent d'aller faire des reportages en région, en dehors de Paris notamment, et en fait, j'avais l'impression, la sensation, qu'il y avait des thèmes qu'on avait besoin de développer plus en longueur et qu'on n'avait pas le temps. Mais c'est normal, ça s'explique aussi par l'écosystème de la presse et voilà donc il y avait un petit peu cette idée-là, et une autre expérience aussi puisqu'il m'arrive depuis longtemps maintenant de travailler l'été au Pays Malouin, c'est l'hebdomadaire local du pays de Saint-Malo. Et en fait pareil, je voyais des thèmes intéressants sur la question du tourisme, sur la question de l'envasement de la Rance qui est un fleuve du côté de Saint-Malo. Enfin voilà, plein de thèmes comme ça, très importants, mais là on était un hebdomadaire donc on n'avait pas le temps de faire les papiers. On est une toute petite équipe donc pareil, un peu de frustration.

Margaux Vulliet : La frustration ? J’allais te demander, est-ce que c'était un peu une réponse à ce que des médias locaux ou nationaux font mal ou ne font pas ? Mais c'était une frustration ?

Manon Boquen : Oui, enfin faudrait pas mettre tout le monde dans le même panier et en plus il y a plein de trucs super qui se font dans les médias locaux et les médias nationaux, donc c'est pas l'objectif, mais oui c'était de la frustration, mais quelque chose d'assez personnel d'ailleurs. C'était une idée comme ça dans ma tête, je me disais peut-être qu'un jour je créerai un média, on verra bien… et par ailleurs il y a une dimension aussi importante dans Pays, c'est la photographie. J'ai eu la chance, moi, de travailler avec des photographes pour plusieurs sujets, donc il y avait aussi cette ambition-là, d’une revue assez jolie, qui mêle aussi la photo et le travail en duo. Justement, qu’il y ait des rédacteurs, des rédactrices et des photographes. Voilà donc c'était un peu le rêve et quelque part, le confinement est venu réaliser ce rêve puisque je me suis retrouvé avec trois amis comme tu le disais. Trois personnes qui ont des compétences différentes des miennes, et on se complète super bien. Et donc voilà, c'était le moment, on avait un peu de temps, on n'avait à la fois pas de perspectives d'avenir, en même temps beaucoup du fait du moment, et donc Pays.

Margaux Vulliet : Et donc peut-être dire qui sont les trois autres personnes qui t'accompagnent rapidement ?

Manon Boquen : Bien sûr oui. Donc avec moi il y a aussi Baptiste Thevelein, qui travaille d'ailleurs chez Médianes et qui est spécialisé pour Pays de toute la thématique marketing, commercial, communication. Il y a Christelle Perrin, elle aussi chez Médianes, qui est graphiste. Donc elle, elle est directrice artistique de Pays, et il y a Benoît Michaelis qui, lui, est photographe. Et donc il est iconographe aussi pour Pays.

Margaux Vulliet : Tu évoquais justement ce qu'on peut trouver dans Pays : à la fois des duos de journalistes et de photographes. À quelqu'un qui ne connaît pas Pays, rapidement, qu'est-ce qu'on peut lui dire ?

Manon Boquen : Pays c'est une revue semestrielle. Comme je le disais tout à l'heure, un format papier, 168 pages ; et l'idée c'est un territoire à chaque numéro. L'idée avec ça, c'est de faire des portraits, des reportages, des enquêtes sur ce territoire pour brosser un portrait, on va dire exhaustif ? Non, parce que c'est pas possible, mais en tout cas le plus juste possible, donc parler à la fois des problématiques qui peut y avoir sur ce territoire, mais aussi des initiatives qui se passent et une des ambitions, puisqu'on est une revue à la fois locale et on essaie aussi d'avoir une dimension nationale puisqu'on essaie de parler de thématiques qui peuvent intéresser. Même si tu viens pas de Saint-Malo par exemple, tu peux lire la question du tourisme ; si tu habites à Biarritz, il y a à peu près les mêmes thématiques, et d'ailleurs on le voit en lisant la presse "hé, ça peut aussi me concerner" donc c'est un petit peu cette ambition-là que d'avoir cette échelle locale et puis cette échelle nationale, et d'essayer de faire travailler et dialoguer les deux échelles.

"L'idée (...) est de faire des portraits, des reportages, des enquêtes sur ce territoire pour brosser un portrait, on va dire exhaustif ? Non, parce que c'est pas possible, mais en tout cas le plus juste possible, donc parler à la fois des problématiques qui peut y avoir sur ce territoire, mais aussi des initiatives qui s'y passent"

Margaux Vulliet : Tu disais juste avant : peut-être qu’un jour je monterai mon média, etc. C'est une idée qui a toujours été présente chez toi ?

Manon Boquen : Pas dès le départ, parce que déjà, il faut s'affirmer en tant que journaliste, donc c'est compliqué. Et puis il y a la question aussi d'avoir confiance en soi, ce qui n'est pas simple. Donc non, après c'est venu petit à petit, c'est vraiment l'expérience en fait qui me disait ça et je voyais autour de moi et notamment bah des amis comme Baptiste, qui travaillaient avec des médias et des jeunes médias et ça me donnait aussi la sensation peut-être que c'est possible en fait, parce qu’on nous dit tellement souvent que la presse "c'est compliqué, on peut pas en vivre, c'est précaire" que tout de suite ça détruit beaucoup de rêves même pas nés. Mais le fait d'avoir des personnes autour de soi qui s'intéressent à cet univers, et de voir que d'autres ont fait des choses, eh bien ça me motive.

Margaux Vulliet : Oui, justement, c'est quelque chose qui peut faire peur dès le départ. Toi, t'es avant tout journaliste : qu'est-ce que ça fait, en fait, de devoir gérer une entreprise média, de gérer une équipe quand, en tant que journaliste, on n'est pas forcément formé à ça ? Comment as-tu appréhendé un peu la chose ?

Manon Boquen : Forcément, il y avait de l'appréhension, comme tu le dis, parce que c'est pas quelque chose que je fais au quotidien. En fait, d'habitude, c'est moi qui suis dans la position des personnes avec qui je travaille, donc c'est moi qui propose des sujets à des rédactions, qui essaye d'aller vers eux, qui essaye de motiver des personnes, et là, ce sont les personnes qui viennent vers moi, donc déjà rien que dans la démarche et dans la posture, c'est carrément différent. Donc il faut assumer ça et c'est pas facile, c'est un travail du quotidien, je dirais pas que j'assume encore complètement mais j'essaye. Et puis après, ce qui était important pour moi, — je sais pas tout faire et bien sûr on apprend toujours avec le temps — j'ai essayé de transposer disons mon expérience de pigiste, de faire qu'elle soit bonne pour les personnes avec qui je travaille en fait, donc de me dire par exemple : bah payer les gens, c'est bête, mais oui c'est important. 

Margaux Vulliet : Et la presse parfois peut l’oublier.

Manon Boquen : C'est ça, il y a beaucoup de médias qui parfois oublient ou qui sont en retard, etc. Et pourtant derrière, et je suis dans cette situation, ce sont des personnes qui vivent, qui ont besoin de payer leur loyer à la fin du mois donc j'essaye d'appliquer un petit peu ce que moi j'aimerais qu'on applique avec moi en tant que pigiste. C'est des tentatives, parfois ça marche, parfois ça marche pas. Et voilà, on apprend aussi au fur et à mesure.

Margaux Vulliet : Ouais donc pour autant t'as pas délaissé ton travail de journaliste pigiste, comment tu arrives à équilibrer ton temps entre tes piges et le projet Pays ?

Manon Boquen : Ça varie beaucoup en fait, parce que c'est vrai que Pays, étant donné que c'est une revue semestrielle, il y a des moments de rush, notamment le bouclage où c'est compliqué. Là, je passe beaucoup de temps sur Pays. Mais voilà, je le sais, et en fait pour le premier numéro j'avais même prévenu mes rédacteurs et mes rédactrices en chef, en leur disant “bon, bah là ces quelques semaines, je vais pas être disponible parce qu'en fait je suis sur un autre projet.” Et souvent, c'est bien pris, bien accepté, donc de ce côté-là voilà, et maintenant j'essaie d'organiser un peu mon temps au jour le jour. Je suis pas une pro de l'organisation, en tout cas moi j'ai pas un planning bien défini, rien que dans ma pratique moi-même, donc déjà c'est c'est un peu compliqué, mais disons que j'essaye, on va dire un jour par semaine, de travailler sur Pays, de suivre un petit peu tout, tout le temps, tout ça tout en n'abandonnant pas le reste, mais c'est une mécanique qui est pas facile à prendre. Et parfois, je travaille peut-être un peu trop.

Margaux Vulliet : Et pourquoi ce choix de faire une revue qui sort deux fois par an ? Justement pour l'agenda, ou c'est pas du tout cette raison-là ?

Manon Boquen : L’agenda ça en fait partie et après il y a pas mal de choses aussi puisque nous on veut que Pays ce soit une revue du temps long. Ce sont des formats longs qu'on lit, c'est des reportages ce qu'on appelle froids, donc voilà, c'est pas de l'actualité chaude, donc on a envie de prendre son temps et de laisser aussi les journalistes prendre leur temps pour faire les sujets. Donc déjà, tous les six mois, c'est pas mal et puis ensuite de l'autre côté, on est une équipe fondatrice, on est quatre, et pour l'instant on a tous notre activité à côté. Et donc on n'avait pas envie de balayer ça et de se consacrer uniquement à Pays parce qu'on est contents aussi de ce qu'on fait à côté. Donc c'était un petit peu mêlé avec tout ça.

"On veut que Pays ce soit une revue du temps long"

Margaux Vulliet : Et est-ce que cette casquette de rédactrice en chef ça t'a apporté un autre regard sur le métier de journaliste ?

Manon Boquen : Oui, forcément, déjà rien que d'être la personne qui relit tous les textes en dernier et d'avoir cette responsabilité-là, en fait, puisque d'habitude, moi je rends mes papiers, on me relit, il y a un service de correction qui me relit à nouveau ; donc il y a beaucoup d'autres responsabilités en jeu, et là quelque part je suis une des dernières à relire, donc cette question de la responsabilité, elle est très importante. Et j'essaie de la prendre en compte aussi et de me dire oui, voilà, quand on est rédacteur en chef ou rédactrice en chef, il y a toutes ces questions-là qui sont complexes. Et puis ça, ça fait aussi travailler sur les directions qu'on donne en fait parce que chez Pays, on essaie de laisser pas mal de libertés aux journalistes qui travaillent avec nous, que ce soit dans la forme, dans la façon de faire, les photos aussi. On est ouverts à plein de propositions et plein de choses. Mais malgré tout, il faut quand même avoir une direction, donc on essaie d'orienter un petit peu les choses et ça, ça s'apprend. Je pense que c'est d'autres regards que j'ai développés sur la pratique que j’avais pas moi-même, auparavant.

Margaux Vulliet : Je le disais en introduction, ce sont des journalistes, pigistes, spécialistes un peu du territoire traité, qui vous proposent en fait à chaque numéro des sujets. Sur le dernier, sur Belleville, quartier de Paris, vous avez reçu beaucoup de propositions. Comment t'as réussi un petit peu à trancher les différents sujets que vous avez reçus ?

Manon Boquen : C’est jamais facile, honnêtement, ça fend le cœur des fois. Après, nous, on a un fonctionnement avec Pays, c'est que les conférences de rédaction pour les sujets, on les fait tous les quatre, donc tout le monde intervient. Christelle, Baptiste, Benoît et moi. Et on donne nos avis sur les sujets. Donc il y avait ça. C'est vrai que pour le numéro de Belleville on a reçu plus d'une centaine de propositions pour, au final, une vingtaine de sujets à peine, donc il faut faire des choix. On a des grandes idées quand même sur les territoires qu'on va aborder, des thématiques qui nous semblent importantes. En tout cas, où on se dit on va pas pouvoir passer à côté, là par exemple, pour le numéro de Belleville, la question de la gentrification, du logement, la question de la mixité sociale, aussi culturelle, c'est très important, donc on cherchait aussi dans les propositions reçues des choses qui reflètent ça. Mais on aime aussi se faire surprendre et parfois on a vu par exemple la proposition d'un sujet sur les corneilles de Belleville, donc les oiseaux je précise, et quelqu'un qui a surveillé un gang de corneilles qui habite Belleville, et quand on a reçu la proposition, moi, tout de suite, ça m'a marqué. J'étais “ah voilà, il faut ce sujet absolument, c'est super original et je sais pas si on le retrouvera par ailleurs” et après bon, c'est des discussions entre nous. Parfois on est plus ou moins d'accord, on essaie de s'accorder, et il y a quand même la place de la photo aussi qui est importante dans les sujets où on pense beaucoup "au fait, est-ce que ça va être facile à photographier ou pas ?" "Comment faire ?", etc. Et parfois c'est difficile. Pour ce numéro de Belleville, on a un sujet sur les prostituées chinoises à Belleville par exemple. C'est un sujet très difficile à photographier. C'est tout ça qu'il faut prendre en compte aussi et avec une place malheureusement limitée.

Margaux Vulliet : En tant que journaliste, on se pose souvent la question de la légitimité, comment vous avez gagné cette légitimité ? En tout cas, à rentrer dans le marché de la revue papier ? Comment toi tu te places par rapport à ça ? En disant "je suis légitime à monter mon média, je suis légitime à faire quelque chose qui me plaît et qui me fait vibrer" ? 

Manon Boquen : Il faut rester modeste déjà, c'est toujours difficile de se sentir légitime. Mais bon on essaye au plus, et après je pense quand même que ce sont aussi les retours des personnes en fait. Si ça n'avait intéressé personne, peut-être que là on se serait dit bon finalement on n'est pas légitimes à rentrer dans ce marché et dans la revue papier. Et puis le premier numéro a très bien marché. En fait, on avait imprimé 1 500 exemplaires et c'est parti rapidement. Et donc là on s'est dit ça intéresse peut-être et peut-être qu’on a une part de légitimité dans tout ça, donc c'est vraiment un retour des lecteurs et des lectrices pour moi qui nous rend légitime. Après, bien sûr, quand on a aussi des pairs journalistes qui parlent de nous, c'est d'autant plus gratifiant. On se dit “bon voilà, s'ils apprécient le travail c'est qu'il y a quelque chose qui a été bien fait”, donc c'est un mélange de tout ça, mais après, je dirais pas pour autant que je me sens 100 % légitime, c'est pas le cas.

Margaux Vulliet : Pas encore ?

Manon Boquen : Non, bah je sais pas si un jour on y arrive ou pas. Après je sais pas aussi quelle est la part du syndrome de l'imposteur dans tout ça. Mais j'essaye de me sentir légitime, mais c'est un travail, ce n'est pas facile.

Margaux Vulliet : Ouais et surtout dans Pays, la spécificité c'est qu'à chaque numéro vous traitez d'un territoire différent, et tu parlais justement des lecteurs. Ça peut arriver que ce soit des lecteurs différents pour chaque numéro parce que y en a qui vont acheter la revue parce que ça traite d'un territoire qui les concerne par exemple, ou qui les intéresse. Déjà, pourquoi ce choix d'un espace géographique différent à chaque fois ?

Manon Boquen : J'étais assez persuadée aussi vis-à-vis de ma pratique de journaliste qu'à l'échelle locale, par exemple sur un quartier ou une ville, c'est tout petit en fait. Mais il y a des thématiques fortes de société qui ressortent et qui sont très importantes, et par ce biais-là, on peut les traiter peut-être plus facilement que si on disait “en France, il se passe ci ou ça”, des grands phénomènes globaux qui sont difficiles en ayant ce zoom sur le local, ça permet d'en parler peut-être plus justement et de parler de thèmes vraiment qui concernent les personnes qui sont sur ce territoire. Donc ça c'était important et j'ai oublié ta dernière question. Je m'excuse…

Margaux Vulliet : J'allais faire une petite transition vers les lecteurs. Il y a des lecteurs différents à chaque fois ; comment on s'assure qu'il y aura peut-être autant de gens qu'au numéro précédent qui a bien marché, ou comment on assure les ventes, à chaque fois, très concrètement ?

Manon Boquen : Bon, honnêtement, c'est difficile, c'est pas du tout une science exacte parce qu'on peut s'imaginer par exemple qu'un numéro sur le quartier de Belleville va beaucoup plus marcher qu'un numéro sur le Vercors du fait qu'il y ait beaucoup plus d'habitants, etc. Mais on apprend au fil du temps aussi, et on essaye. En fait, ce sont des tentatives, ces territoires, et on ne sait pas forcément si ça va marcher ou pas. Après, il y a quand même les campagnes, parce que nous on organise des campagnes de financement participatif avant la sortie de chaque numéro pour les financer ; ça, ça nous donne un petit point de vue sur tiens, est-ce que ça intéresse du monde, est-ce que ça va peut-être se vendre ? Mais c'est aussi très différent, la campagne et la dynamique d'une campagne en librairie, donc il y a tout ça qui entre en jeu et qui est difficilement palpable. Donc des fois on se fait des idées et finalement ce n'est pas ce qui se passe. Donc c'est plutôt difficile à dire finalement et j'aurais pas de science exacte malheureusement pour savoir quel territoire marche ou pas.

Margaux Vulliet : Et pour le premier numéro, quand on débarque comme ça avec un nouveau média, comment vous avez réussi à vous faire connaître et à créer une première communauté autour de Pays ?

Manon Boquen : Alors en fait, on a fait une mécanique avant ça, on a lancé un manifeste, ça devait être en avril 2020 si je ne me trompe pas, pour parler un petit peu, tiens qu'est-ce qu'on voudrait que ça soit Pays, quels sont nos idéaux ? Et ça a été pas mal partagé. On l'a partagé sur les réseaux sociaux etc. Il y a eu pas mal d'échos, donc là ça nous a mis la puce à l'oreille "bon, tiens, peut-être que des gens sont intéressés, c'est cool", et ensuite on a développé une newsletter pour parler un petit peu de ce qu'on voulait faire, par exemple, à quoi va ressembler Pays ? Donc il y a Christelle qui expliquait un petit peu la charte graphique. Voilà, on a envie que ça soit une revue papier, qu'elle soit en format carré, qu'il y ait une carte devant, au niveau de l'édito on a envie de faire des reportages longs qui laissent du temps, de la place aux journalistes, donc on a un peu développé le projet et quelque part, on a essayé de créer et on a peut-être su du coup créer une envie aussi, pour arriver finalement en septembre à la première campagne de financement participatif. Donc là on avait déjà créé une communauté en fait, autour de nous, de quelques centaines de personnes qui nous suivaient pas mal. Et quand on a lancé la campagne, ils étaient motivés, ils ont participé, donc il y avait déjà ça et puis après, sur le territoire local et le fait d'avoir cet angle local, ça aide beaucoup aussi, notamment les confrères et les consœurs journalistes de presse quotidienne régionale ou hebdomadaire régionale, ils ont entendu parler de notre projet, donc on a été interviewés, ça a créé du bouche-à-oreille tout simple qui marche bien sur des territoires comme ça.

Margaux Vulliet : Alors justement, la communauté à laquelle vous vous adressez, ce sont souvent des personnes qui connaissent bien le territoire. C'est un peu un défi à chaque fois de se dire celui ou celle qui va me lire va être très regardant et très pointilleux sur ce qu'il va lire. Comment vous appréhendez un peu ce défi-là ?

Manon Boquen : Oui, c'est un défi, clairement, parce qu'on n'a pas envie qu’ils relisent la même chose tous les matins sur Ouest France par exemple donc on essaie soit de développer des sujets qui n'ont pas le temps d'être traités dans la presse locale pour X où Y raison, des raisons notamment de contraintes horaires ; ou aussi de parler de sujets qui peut-être ne sont pas évoqués par peur des rédactions, par frilosité des sujets d'enquête aussi. On n'a pas hésité dans le numéro un, à parler de l’usine Timac qui est une usine qui produit de l'engrais azoté juste en face des remparts de Saint-Malo, voilà un sujet très tabou au niveau local, vraiment toutes les personnes quand on parlait de ce sujet nous ont dit "mais pourquoi vous faites ça, vous allez vous faire suivre", etc. Il y avait des peurs, enfin, c'était irrationnel en fait. Parce que cette usine, je précise, c'est quand même le plus gros employeur de Saint-Malo, donc il y a beaucoup de gens qui y travaillent. Et voilà, il y a beaucoup de conflits d'intérêts aussi qui entrent en jeu et donc nous, on essaie de prendre la carte. Bon bah on est là sur un territoire, on est là pour le coup qu'une fois, donc peut-être qu'on a plus de possibilités par rapport à un journaliste local qui serait là tous les jours et en effet, qui croise tous les jours quelqu'un et qui peut avoir des pressions assez fortes. Et bah nous on a cette cartouche-là d'être là juste une fois et de pouvoir traiter les sujets en une fois et de parler bah de ce qui ne peut pas être évoqué dans la presse classique.

Margaux Vulliet : Donc, le but, c'est de faire de la place à des sujets qu'on verrait pas ailleurs ?

Manon Boquen : Ouais, c'est ça.

Margaux Vulliet : Vous vous déplacez à chaque fois sur les territoires, vous rencontrez les lecteurs, vous faites des soirées de lancement dans les territoires que vous traitez. Tu me parlais tout à l'heure de l'importance des retours des lecteurs et des lectrices parce que pour vous, ça vous aide aussi à vous améliorer, savoir ce qu'ils attendent. Qu'est-ce qui ressort souvent de ces échanges ? J'imagine qu'ils sont à chaque fois différents, mais est-ce que dans les grandes lignes, dans les échanges que toi ou l'équipe ont pu avoir avec les lecteurs sur les trois territoires différents, est-ce qu'il y a des choses qui ressortent pas à chaque fois ?

Manon Boquen : Il y a beaucoup de curiosité sur le modèle, comment on fonctionne, comment on choisit les territoires. C'est une question qui revient tout le temps et c’est normal…

Margaux Vulliet : Peut-être préciser comme vous faites, parce que là encore, les lecteurs sont au cœur de la revue.

Manon Boquen : C'est ça, c'était important pour nous aussi de les faire participer d'une manière ou d'une autre. On n'est pas un média sur le Web où il peut y avoir beaucoup d'interactivité avec le lectorat. Donc nous on se disait il faut les faire participer, ça serait chouette en fait, qu’ils nous aident à choisir les territoires sur lesquels on va à chaque fois donc on présélectionne des différents territoires avec une grande idée en tête en général. Par exemple, on a fait Saint-Malo et après on s'est dit on préfère ne pas faire un territoire littoral très touristique parce que bon, on risque d'évoquer des thématiques qui sont un peu similaires. Comme je disais tout à l'heure, Saint-Malo et Biarritz par exemple, et la côte Basque, ça se ressemble beaucoup sur certains points, donc ça ne sera pas pour maintenant. Donc on avait proposé des choses complètement différentes, dont le Vercors, et c'est un vote en fait. Après, les abonnés de Pays votent pour le territoire qu'ils préfèrent, donc c'est ça qui nous a emmenés dans le Vercors et puis ensuite à Belleville. Et là aussi, notre ambition, c'était vraiment d'aller en ville, dans un territoire urbain, pour montrer qu'on n'était pas juste une revue régionale ou, pour être péjorative, de province. Donc c'était pas du tout ce qu'on voulait faire, et on va avoir plein de territoires différents qui rencontrent des problématiques différentes mais qui au final, si on les assemble, c'est comme un puzzle en fait, et ça donne une idée d'ensemble du territoire et du pays, du grand pays.

Margaux Vulliet : Qu'est-ce qui ressortait de ces échanges ? Mais surtout une question un peu connexe, pourquoi c'est important d'aller au contact de ceux et celles qui nous lisent ?

Manon Boquen : Alors ce qui ressort de ces échanges, c'est comme je disais, la curiosité par rapport au choix des territoires, comment la rédaction fonctionne. Parce qu'on essaie d'être vraiment transparent aussi sur le fait c'est pas nous qui nous rendons à chaque fois, on prend pas une caravane et on va pas tous les six mois dans un territoire, on laisse la place aussi aux journalistes qui sont du coin, qui connaissent bien, pour parler et pour faire ces sujets. Et puis après ce qui est drôle c'est qu’on nous évoque aussi souvent “ah mais vous n'avez pas parlé de ça ?” Bah oui, forcément on est une revue papier, on n'a pas la place pour. Donc bien sûr, c'est dommage, on est tristes, aussi mais ça amène beaucoup de discussions et et beaucoup d'échanges, en fait, autour des thèmes qu'on évoque et de la situation de la presse de manière générale. Et donc ça c'est intéressant, globalement, dans l'univers des médias, enfin aujourd'hui ça a changé, mais il fut un temps peut-être où les rédactions étaient très opaques et on n'expliquait pas comment ça marche et d'ailleurs peut-être aujourd'hui encore un peu. Et ça, ça crée beaucoup aussi d’idées reçues sur le métier, jusqu'à parfois aller au complotisme. Enfin, qu'est-ce qui se passe dans ces redac’ ? Des gens de pouvoir qui côtoient d'autres gens de pouvoir etc. La transparence, ça permet d'expliquer le fonctionnement concret. Et voilà, de dire qu’on n'est pas là pour parler de complot, quoi que ce soit, ou évoquer des choses comme ça, mais voilà notre travail, comment ça marche, une rédaction quoi, qu'est-ce que c'est être journaliste ? Et ça, c'est plus important pour moi, je pense, d'avoir cette transparence-là.

Margaux Vulliet : Et les lecteurs et lectrices sont sensibles à cette transparence-là ou c'est compliqué ?

Manon Boquen : Non, ils sont sensibles, et je pense que d'ailleurs tout le monde l'est en fait parce qu'on a beau dire, en fait, le métier de journaliste, c'est comme d'autres métiers, comme policier etc. Les métiers ont tout de suite une image en tête. "Ah tiens, je pense que c'est ça ce métier", mais en fait, ça correspond rarement à l'image qu'on en a, donc je pense que c'est important de vulgariser et d'expliquer en fait ce que c'est concrètement ce métier et ouais, ça évite les idées reçues, ça évite de se faire tout un monde du métier de journaliste et du pouvoir qu'on a.

Margaux Vulliet : Et ça prend du temps aussi d'aller à la rencontre, d'organiser ces rencontres, de faire ces soirées de lancement. Comment vous les concevez, ces soirées de lancement ? L'idée, c'est de présenter la revue, il y a aussi les journalistes pigistes qui ont travaillé pour la revue qui sont là, et une équipe différente aussi à chaque fois, comment on crée un petit peu cette ambiance de rédaction qui serait une rédaction qu’une fois pour une seule revue ?

Manon Boquen : C'est la difficulté par rapport au fait d'être dans une rédac' classique. Alors malheureusement pour les deux premiers numéros, on a été un peu embêtés par le contexte Covid, donc on a eu du mal à organiser des rencontres rien qu'avec les pigistes. Mais pour le numéro 3, on a fait une rencontre juste avec les pigistes de la revue Belleville et on s'est tous retrouvés pour qu'ils découvrent leur numéro en avant-première tant qu’à faire, et puis aussi pour discuter, parce que c'est vrai qu'aujourd'hui et quand on est pigiste, bien souvent, les échanges, ça se fait par mail, par téléphone et on se connaît pas en vrai, donc là c'est l'occasion déjà de se voir et de créer un petit peu une dynamique, parce que ce sont, aussi, les pigistes qui sont ambassadeurs sur le territoire. Eux, ils connaissent, ils ont rencontré plein de gens pour leurs articles, donc ils parlent de nous et déjà ça fait une première porte d'entrée vers la revue et après, on a aussi tout un travail autour des librairies puisqu'on est distribués via notre site ou en librairie. Et pour nous, c'est important d'aller en librairie, d'avoir cette démarche locale et de faire marcher aussi des commerces. Et donc on essaye d'imaginer des parcours autour de ces librairies-là pour rencontrer, et c'est par exemple ce qu'on a fait dans le Vercors, où on est allés dans trois villes différentes du Vercors et on a rencontré plein de gens différents dans des ambiances très différentes d'ailleurs. Parfois plus festives, parfois plus dans l'ambiance d'un débat, mais tout est intéressant pour pour parler de Pays, du moment qu'il y a ces endroits-là où on peut rencontrer la population et des gens qui ne nous connaissent même pas. C'est le plus important.

Margaux Vulliet : Ouais, t'as voulu mettre dans Pays un petit peu tout ce qui te frustrait dans la presse généraliste ; est-ce que le modèle et les manières de faire ont évolué entre le premier et le dernier numéro ? Sur ta manière d’appréhender les sujets, ta manière de travailler avec les journalistes pigistes ? Et la relation-même avec les lecteurs et lectrices, est-ce qu'il y a des choses qui ont évolué ?

Manon Boquen : Il y a une mécanique qui se met en place déjà parce que c'est vrai que pour la première fois c'était tout nouveau. Donc nécessairement il y a ça et puis l'équipe s'agrandit en fait, à chaque fois. Enfin jusqu'à présent c'est ça, ça s'est beaucoup agrandi puisque pour le numéro sur Saint-Malo, Benoît et moi on a fait beaucoup de sujets donc j'étais à la fois chef pour certains et puis ma propre chef donc il y avait ce côté-là. Et après là pour le numéro de Belleville, c'était 40 personnes à diriger on va dire, même si j'aime pas trop ce mot, enfin à orienter et du coup oui, ça, de fait, c'est une mécanique à mettre en place et un suivi à avoir pour les sujets etc. J'essaye d'être présente au maximum, de répondre au plus et de m'améliorer aussi là-dessus, c'est pas le plus facile, et j'essaye aussi de faire des retours qui sont constructifs, parce que moi-même c'est un truc que j'ai vécu personnellement, peut-être une frustration, c'est que parfois on dit juste "bien, voilà l'article", et tu sais pas en fait. "Bah qu'est-ce qui est bien, qu'est-ce que t'as trouvé bien ?" ou à l'inverse "ah bah ça va pas", mais sans plus de précision. J'aime bien dire aux gens "ça c'est bien, ça c'est moins bien". Pourquoi ? Pour ceci pour cela, parce qu’il faut qu'on s'améliore, et moi rien qu'en lisant les autres aussi ; c'est super inspirant quand on est journaliste de lire les autres et de voir leur façon d'écrire, de voir leur façon d'aborder les sujets. Bah ça, c'est l'inspiration-même pour moi en fait, donc je m'en sers aussi dans ma pratique personnelle.

Margaux Vulliet : Après oui justement qu'est-ce que Pays t'apporte sur le temps où tu es journaliste pigiste ?

Manon Boquen : Encore plus de curiosité, j'essayais déjà d'en avoir beaucoup, et puis les mécaniques d'écriture, d'avoir de la fluidité, de savoir rentrer dans les calibrages aussi... On comprend, c'est vrai que quand on est pigiste, c'est chiant, des fois on n'a pas beaucoup de signes, et en même temps quand on est de l'autre côté, on se dit "Ah mais ça va pas rentrer là ? On m'a donné 5 000 signes de plus, ça ne va pas être possible". Donc tout ça aussi ça s'apprend. Et j'essaye maintenant d'avoir de la rigueur moi aussi de ce côté-là. Et puis bah rigueur c'est encore un autre mot que j'utiliserais pour ma pratique personnelle pour continuer à faire mon travail au mieux, du mieux que je peux, et à donner des informations. En tout cas, que ça soit irréprochable ; disons que quand on lit Pays, y a rien à nous redire, mais bon ça c'est pareil, c'est quelque chose vers quoi on tend mais c'est toujours difficile d'avoir la perfection.

Margaux Vulliet : Pour revenir un petit peu sur l'aspect communauté, il y a le mot “lien” qui revient souvent quand tu évoques Pays. Comment vous essayez de créer ou peut-être même de recréer, on en parlait juste avant, le lien qui s'est un peu perdu entre la presse et les lecteurs ?

Manon Boquen : Ça passe par les rencontres, comme on se disait. Et puis le fait d'avoir cet ancrage local, je pense que ça crée du lien rien que par le fait de s'intéresser à certains sujets, d'aller à la rencontre de personnes qui n'ont pas la parole, parce que l'écosystème médiatique... la plupart des rédactions sont à Paris. Quand on vient faire un sujet en province, c'est vite fait, on fait l'aller-retour dans la journée, donc nous on a envie de prendre du temps. Et je pense que ce lien-là aussi, vient de ce temps passé. Surtout que, comme je disais, les journalistes, pour la grande majorité, c'est des gens qui connaissent bien ce territoire, qui ont des liens aussi personnels. Des gens qui ont grandi là, qui y habitent encore, donc il y a cette part peut-être d'affect rien que personnel qu'ils mettent dans leurs articles et qui rentre dans cette idée de lien. Après ça se poursuit aussi même sur les réseaux sociaux. On essaie d'être actifs sur les réseaux sociaux pour parler un peu du projet, pour pas juste sortir tous les six mois. C'est aussi de maintenir ces communautés autour de nous et d'en faire parler de plus en plus.

" (...) le fait d'avoir cet ancrage local, je pense que ça crée du lien rien que par le fait de s'intéresser à certains sujets, d'aller à la rencontre de personnes qui n'ont pas la parole"

Margaux Vulliet : Oui, vous essayez au maximum d’aller vers ces gens-là dont on ne parle pas forcément dans les médias généralistes et qu'on ne lit pas tous les jours. C'est une mission que vous vous êtes donnée aussi avec Pays ?

Manon Boquen : Ça en fait partie. Après, bien sûr, dans les numéros de Pays, il y a aussi des personnalités, et d'ailleurs on a une rubrique qui s'appelle “Le pays de” où on suit une personnalité dans son territoire pour qu'elle nous montre un peu les endroits forts qui l'ont marqué. Donc il y a cette dimension de personnalité, mais sinon, à part cette rubrique-là, ce sont des gens qui habitent là en fait, qui font vivre ce territoire, donc bien sûr, dans ces personnes-là, il y a des gens peut-être célèbres au niveau du quartier, qu'on voit de temps en temps. Mais ouais, c'est de donner la parole à des personnes qui n'ont pas ça.

Margaux Vulliet : Toi-même tu écris dans la revue, t'écris un article à chaque revue. Comment tu appréhendes, en tant que journaliste, un territoire que… à part Saint-Malo, un territoire que tu ne connais pas forcément en détail en tout cas ?

Manon Boquen : C'est une mécanique complexe parce qu'en fait on part — comme tous d'ailleurs, comme c'est très humain d'avoir — d'idées reçues sur des choses, donc on part sur des grandes lignes. Voilà et on s'imagine certaines choses. Le Vercors, moi, j'y étais allé juste une fois. J'avais trouvé ça magnifique. Voilà, c'était ça mon idée reçue. Mais alors, que ce soit magnifique, bon bah super mais c'est pas que ça. Après, je lis quand même, je me renseigne autour de ces territoires, j'essaie de voir un peu ce qui se raconte dans la presse locale et qu'est-ce qui revient ? Voilà. Et puis tout ça m'aide à avoir des grandes lignes sur ce qui est important. Rien qu'une page INSEE d’un territoire, d’un quartier, ça peut apprendre beaucoup, et c'est souvent ce qu'on voit. On a une double-page en début de Pays d’infographies sur des chiffres importants, notamment sur les taux de pauvreté, les tranches d'âge de la population, etc. Donc ça dit déjà un petit peu, et puis après c'est vraiment quand on reçoit les propositions aussi, que soit on est confortés dans nos idées, on se dit "ah bah tiens ouais, ça c'est vrai, ça se retrouve, ce sujet correspond bien", ou alors à l'inverse "ah bah waouh, je m'attendais pas du tout à ce qu'il se passe ça sur ce territoire", et c'est intéressant aussi. Donc on essaie de jouer avec les deux et voilà, on fait confiance aux journalistes qui nous proposent des sujets, qui sont des connaisseurs et qui savent de quoi ils parlent. À partir de là, on se dit ça va, normalement ça va viser juste, jusqu'à présent on n'a pas eu de mauvaises surprises.

Margaux Vulliet : Vous avez pas eu de retours ?

Manon Boquen : Non, jusqu'à présent, non.

Margaux Vulliet : Et tu me parlais tout à l'heure des échanges avec les lecteurs, lectrices. Parfois, ils vous reprochent de ne pas évoquer tel ou tel sujet, comment tu les prends en compte ces remarques-là, et tu réfléchis à ce retour-là pour le numéro d'après ?

Manon Boquen : On essaie de faire gaffe, oui. En tout cas, jusqu'à présent, pour ces remarques-là et pour revenir un peu là-dessus, c'était pas des sujets d'envergure majeure. On nous a pas dit "il vous manque un grand pan de ce que c'est ici"...

Margaux Vulliet : Vous êtes jamais passés à côté du gros sujet…

Manon Boquen : Non non, donc de fait, on se dit bah mince dommage. Par exemple, dans le Vercors, quelqu'un nous avait dit, “pourquoi vous parlez pas des souterrains du Vercors et des grottes ?”. Quelque chose auquel on avait pensé, mais en fait, c'était juste un manque de place. Donc après c'est vraiment une question de choix, on essaie de faire au mieux et de voir ce qui nous semble le plus pertinent et le plus judicieux à mettre dans la revue. Mais malheureusement, il y aura de la frustration en fait, et on le sait, et puis après, il y a aussi, faut le dire, des trucs un peu plus personnels. Sur les corneilles par exemple, comme j'en parlais tout à l'heure ; tout de suite ça m'a tapé dans l'œil. Peut-être que pour quelqu'un d'autre qui déteste les oiseaux, il aurait dit "bah non c'est mort", donc ouais il y a aussi ça qui entre en compte.

Margaux Vulliet : Avant chaque numéro, vous faites une campagne de prévente et vous avez aussi des abonnements. Comment convaincre des lecteurs, des lectrices de s'abonner à une revue ? Et il ne sait pas forcément ce qu'il va lire, sur quel territoire il va, il va tomber au numéro d'après. Comment, vous avez réussi à convaincre des gens de s'abonner tout simplement ?

Manon Boquen : C'est le défi numéro 1 avec Pays, parce qu'on sait que notre lectorat principal ça va être les personnes qui vivent sur ce territoire. On ne se fait pas de fausses illusions non plus. Forcément, ça parle aussi à ces personnes-là, ou qui ont un lien, qui n'y sont plus. Mais voilà, s'ils ont grandi là-bas, ont passé des vacances là-bas, bon, ça parle tout de suite. Après, c'est la logique de "testé approuvé", je ne sais pas comment dire autrement, voilà, vous avez lu Pays et ben est-ce que ça vous plaît ? Le concept de Pays, l'idée-même en fait de parler d'un territoire même que vous ne connaissez pas, peut-être que ça peut vous donner des envies après de le découvrir ou pas. Et donc abonnez-vous à ce concept-là, à cette idée-là de Pays, et découvrez des territoires que vous n'auriez jamais pu découvrir autrement. Ou peut-être que vous n'irez jamais, mais au moins vous aurez une carte postale même si c'est pas aussi dithyrambique qu'une carte postale, c'est pas les dauphins et tout dessus, mais voilà quoi c'est de passer un petit peu par là. Avec l'idée de payer, c’est d’essayer de les convaincre ensuite et pour la suite. Et on a réussi à convaincre des gens. Et comme on disait un peu tout à l'heure aussi, c'est le fait d'impliquer les lecteurs et les lectrices, que ce soit dans le choix du territoire, ça donne déjà des clés et des envies de voir ensuite ce territoire traité, et c'est des choses qu'on va essayer de travailler aussi pour la suite, pour voir encore mieux comment faire des liens avec eux, et les attacher vraiment à l'idée-même de Pays.

Margaux Vulliet : Vous êtes aussi présents sur les réseaux sociaux, Facebook, Instagram, ça vous aide aussi pour cibler vos communautés ?

Manon Boquen : Ouais ouais carrément. Et là aussi on a découvert que ça dépend beaucoup des territoires. Par exemple, pour le premier numéro, clairement, les groupes Facebook sur Saint-Malo, voilà, il y en a plein, il y en a des tas. Alors je sais pas si vous connaissez, mais il y a quasiment dans toutes les villes de France un groupe “tu es de Saint-Malo aussi ?”, “Saint-Malo pratiques”, etc. Et ça, ça marche bien, ça nous a permis de nous faire connaître sur Facebook. Instagram c'est pas mal aussi parce que y a la dimension de l'image, et vu que nous on est une revue aussi qui se base beaucoup sur la photo, on arrive à faire entrer les personnes dans cette dynamique-là, mais c'est changeant. Et comme je le disais par exemple à Paris et pour le quartier de Belleville, il y a beaucoup moins de groupes locaux sur Facebook, donc voilà bah on fait avec. Ou il y a les librairies. Pour le coup, il y en a beaucoup plus donc ce sont des balances qui ne sont pas toutes les mêmes et je dirais que ce sont les deux réseaux principaux sur lesquels on arrive à surfer, Twitter étant un peu plus de niche ; ou alors on s'adresse plus à des confrères ou des consoeurs journalistes. En fait, dans ces cas-là, c'est bien aussi, mais on n'a pas envie d'être — et c'est pas du tout l'ambition — juste lus par des journalistes.

Margaux Vulliet : Est-ce qu'on peut dire quelques mots sur le numéro 4, donc qui est prévu pour le mois de septembre si je ne me trompe pas… enfin octobre, est-ce qu’on peut en dire quelques mots déjà ou c'est encore secret ?

Manon Boquen : Non non, ce n'est pas secret. Ouais, on peut en dire quelques mots : ce numéro sera sur Mayotte. On passe encore du tout au tout, après le quartier de Belleville. Pour vous dire d'ailleurs un petit peu les choix qu'il y avait, je crois, pour ce 4e numéro : il y avait Perpignan, il y avait l’Avesnois, donc dans le Nord de la France, près de Maubeuge, il y avait Mayotte. Mayotte c'est arrivé assez haut la main, et là c'est intéressant parce qu'en fait dans nos abonnés on n'avait pas beaucoup de Mahorais, c'était plus des gens intrigués. "Tiens Mayotte, qu'est-ce que c'est ?" Pour le coup, c'est un territoire où il y a énormément d'idées reçues et, disons que le traitement médiatique de Mayotte c'est toujours le même, c'est-à-dire la question migratoire à Mayotte, voilà, c'est la seule chose globalement qu'on entend ici depuis la métropole. Donc c'est super parce que nous, ça nous donne envie de voir complètement autre chose et voilà, à Mayotte, bien sûr il y a cette question migratoire qui est présente, mais il y a plein d'autres choses et c'est génial. Et ça nous a fait d'autant plus plaisir quand on a cherché des journalistes pour travailler là-bas, d'avoir eu des commentaires de la part de certains “Mais vous allez faire un numéro entièrement sur Mayotte, c'est vrai ?” “Ouais ouais c'est vrai”, “Ah super ouais, c'est bien la première fois qu'on nous propose ça”, donc c'est vraiment génial aussi d'avoir la possibilité de parler en profondeur d'un territoire, et globalement c'est la même chose pour tout l'outre-mer, qui est très peu traité dans les médias nationaux, voire quasiment pas. En fait donc là, on va mettre la focale sur celui-là.

Margaux Vulliet : Écoute, merci beaucoup Manon.

Manon Boquen : Merci Margaux, merci de ton invitation.

Margaux Vulliet : Merci à toutes et merci à tous de nous avoir écouté. Vous pouvez retrouver tous nos épisodes sur les plateformes d'écoute. Vous pouvez également retrouver notre newsletter tous les 15 jours dans votre boîte mail. Merci et à la prochaine.

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