Crowdfunding : « Une campagne réussie démarre par un projet viable et construit »
De plus en plus de médias, qu’ils soient indépendants ou non, qu’ils se lancent ou qu’ils soient installés, misent sur le financement participatif (crowdfunding). C’est le constat que dressent Lucile Tauvel, responsable projets médias et édition chez Ulule et Jamil Mis, responsable du développement chez KissKissBankBank. Lucile et Jamil analysent pour Médianes les tendances et pratiques des campagnes de financement participatif des médias.
Que ce soit pour le lancement d’un média, d’un numéro ou pour se diversifier, quel est l’intérêt pour un porteur ou une porteuse de projet de passer par le crowdfunding ?
Lucile Tauvel : Lancer une campagne de crowdfunding sert non seulement à récolter des financements, mais aussi à communiquer et à tester son format, mais aussi à penser l’après. C’est un financement intéressant pour garder son indépendance et pour l’autofinancement, qui offre des marges plus intéressantes. C’est aussi l’occasion de casser la chaîne de distribution et d’aller directement vers les lecteur·rices, les rendre actif·ves et impliqué·es. Le financement participatif est utilisé à des fins diverses. Très concrètement, sur notre plateforme c’est à 70 % du lancement, 25 % la vente d’un produit comme un magazine, et 5 % une campagne de sauvetage. Pour citer différents usages d’une campagne de financement, Epsiloon l’a utilisée pour lancer son magazine, Binge Audio pour se diversifier avec de l’édition de livres et de jeux, ou le podcast Vénus s’épilait-elle la chatte avec l’agenda malpoli dans le but de financer sa deuxième saison.
Jamil Mis : Faire une campagne de financement participatif est un bon outil marketing à faible coût et c’est une réelle opportunité pour se faire connaître. Le crowdfunding facilite et accélère la pérennité du titre, ainsi il faut réfléchir sur le long terme. Je pense par exemple à la campagne de Recto Verso imaginée par Les Others, qui a largement dépassé ses objectifs ce qui permet d’embaucher de nouvelles personnes. Je peux aussi évoquer le lancement du magazine Légende par Éric Fottorino, qui témoigne de la réussite de la campagne de Zadig.
Au-delà de l’objectif financier atteint, qu’est ce qu’une campagne de financement réussie ?
Lucile Tauvel : Une campagne réussie démarre par un projet viable et construit. Par exemple, Epsiloon a largement atteint ses objectifs, car les profils qui portent le projet sont complémentaires : des journalistes et l’équipe de son éditeur Unique Heritage. Il y a une belle histoire à raconter, une volonté d’indépendance, un bel objet proposé avec un graphisme moderne. Je pense aussi à la réussite de la campagne de Deuxième Page pour leur mook Colère. De leur côté, le risque pour les médias traditionnels est que la campagne ne soit pas aussi bien incarnée et humanisée qu’un média qui vient de se lancer et qui a une histoire à raconter, qui peut jouer sur l’émotionnel.
Jamil Mis : La réussite d’une campagne est conditionnée à 80 % par la préparation en amont, on ne lance pas un crowdfunding tant que l’on n’a pas préparé chaque levier d’action tout au long de la campagne : communiquer à des dates différentes, sur des plateformes différentes, pour raconter des choses différentes. Toute action avant, pendant et après la campagne est réfléchie. L’autre stratégie est l’incarnation : Blast avec Denis Robert, Zadig avec Éric Fottorino, QG avec Aude Lancelin. Il y a quelques années c’était surtout des médias indépendants qui passaient par une campagne de crowdfunding, aujourd’hui des médias plus traditionnels ont compris que cela pouvait être un levier intéressant pour eux aussi.
Une campagne de crowdfunding pour un média se lance-t-elle comme n’importe quel autre projet ? Y a‑t-il des spécificités ?
Jamil Mis : On accompagne tous les projets à partir du moment où il y a un potentiel. Un accompagnement média est semblable aux autres projets, la mécanique est la même. On suit une méthodologie bien précise que l’on affine en fonction de chaque média, des besoins et des objectifs poursuivis.
Lucile Tauvel : Avant toute chose, le porteur de projet doit être conscient que cela prend du temps à préparer et il faut avoir un début de communauté établie. Beaucoup de personnes qui veulent se lancer attendent que le succès vienne en grande partie de la plateforme, mais celui-ci provient de la préparation et de l’investissement du porteur. La plateforme est un outil pour l’amplifier et l’accompagner.
À en croire le nombre de campagnes de crowdfunding que l’on voit circuler, on a l’impression que l’univers des médias se porte bien. Quelle est votre analyse ?
Lucile Tauvel : La partie média et édition représente la part la plus importante des fonds d’Ulule en 2020. On observe une professionnalisation des campagnes. Le crowdfunding n’est pas un modèle économique en lui-même, mais c’est un coup de pouce pour le projet et les médias. Ceux déjà installés ont compris que c’était aussi un moyen de communiquer différemment auprès de leurs lecteurs. Les campagnes que l’on refuse ce sont les projets trop personnels, par exemple quelqu’un qui doit s’acheter du matériel pour lancer son média, ou les projets avec une ligne éditoriale extrémiste ou complotiste, donc on se renseigne en amont quand on a un doute.
Jamil Mis : Il y a une certaine prise de conscience d’une petite partie des citoyens, un petit cercle qui soutient les médias indépendants. Pour le magazine papier, ils savent qu’ils investissent dans un bel objet. De plus en plus de médias installés misent sur le crowdfunding pour casser une image de média traditionnel. Avec la multiplication des projets médias, une bulle s’est créée, la bulle n’éclatera pas si on s’organise bien. L’élection présidentielle approche et les gens ont envie de s’exprimer. Toute la question est de définir un cadre : est-ce qu’un hébergeur est neutre à partir du moment où il défend des valeurs ? Peut-il accepter tous les projets ? Nous avons un boom des projets médias et il ne faut pas se laisser dépasser.
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