« Media Crash » : et après ? — Rencontre avec Valentine Oberti

Margaux Vulliet
Margaux Vulliet

Au ciné­ma le 16 févri­er, le doc­u­men­taire Media Crash, ils ont tué le débat pub­lic est le fruit d’une col­lab­o­ra­tion entre Medi­a­part et Pre­mières Lignes. Entre affaires et témoignages, Valen­tine Ober­ti et Luc Her­mann veu­lent mon­tr­er les agisse­ments de grands action­naires de presse, comme Vin­cent Bol­loré ou Bernard Arnault, et des intérêts privés sur l’information. À par­tir de ce con­stat, la jour­nal­iste Valen­tine Ober­ti analyse l’état de l’écosystème médi­a­tique actuel et explore les pistes de solutions.

Vous avez pro­duit ce doc­u­men­taire dans des délais assez courts, com­ment l’avez-vous pen­sé et construit ?

Valen­tine Ober­ti : Il y a treize ans, Medi­a­part s’est créé en par­tant déjà du con­stat de la con­cen­tra­tion des médias. Con­cer­nant le doc­u­men­taire, cela fai­sait un peu plus d’un an que nous avions ce pro­jet et Michaël Haj­den­berg du pôle enquête de Medi­a­part voulait en réalis­er un sur le sujet. Nous nous sommes asso­ciés à Pre­mières Lignes et l’avons com­mencé en sep­tem­bre dernier, c’est donc une pro­duc­tion de six mois de travail.

Le but n’est pas de mon­tr­er ou dénon­cer, mais plutôt de faire une démon­stra­tion de ce qu’il peut se pass­er en couliss­es, de révéler des pra­tiques, des pres­sions de la part de patrons de presse sur des jour­nal­istes et ain­si évo­quer la cen­sure et l’autocensure que cela peut engendrer.

Dès les pre­mières min­utes, le doc­u­men­taire annonce : « il y a ce que vous voyez, ce que cer­tains souhait­ent que vous voyiez, et que vous ne voyez pas ». Pour­tant vous avez dit au micro de l’Instant M sur France Inter : « il n’y a pas de main invis­i­ble », pou­vez-vous préciser ?

Je réfute le terme de main invis­i­ble. Dans les actions de patrons de presse, tout est vis­i­ble, mais ils agis­sent dans l’ombre. Notre objec­tif avec ce doc­u­men­taire est juste­ment de met­tre en lumière la manière dont ils peu­vent faire pres­sion sur des jour­nal­istes quand ils sor­tent des infor­ma­tions compromettantes.

Le doc­u­men­taire est découpé en trois par­ties : les incen­di­aires, les bar­bouzes et les com­plices. Les pres­sions ont lieu à plusieurs niveaux. L’étau se resserre autour des journalistes ?

Plus les médias sont con­cen­trés, plus l’étau se resserre. Par exem­ple, avec l’OPA de Bol­loré sur Lagardère, le plu­ral­isme externe s’amoindrit et le plu­ral­isme interne est men­acé. Les con­tenus de CNews et C8 ont des objec­tifs idéologiques, on se demande si la chaîne CNews n’est pas en train de pass­er chaîne d’opinion et con­tribue à une forme d’extrême-droitisation du débat. Dans le doc­u­men­taire, on défend le droit d’informer et d’être infor­més, c’est le droit le plus fon­da­men­tal dans une démoc­ra­tie. On racon­te les pres­sions exer­cées et les effets dis­suasifs qui en découlent : certain·es jour­nal­istes vont renon­cer à enquêter, s’autocensurer quand ils ne sont pas cen­surés et d’autres vont con­tin­uer leur tra­vail mal­gré tout.

Dans votre doc­u­men­taire, une séquence revient sur l’affaire entre Fakir et le groupe LVMH. Il y a une autre séquence mon­trant Le Point qui ne pub­lie aucun arti­cle allant à l’encontre des intérêts de Jérôme Cahuzac alors qu’il est mis en cause. Seuls les médias engagés et mil­i­tants dénoncent ?

Non pas du tout, un média n’est pas un bloc mono­lithique. Comme le mon­tre le doc­u­men­taire, Le Monde a pub­lié un papi­er de la jour­nal­iste Mau­reen Grisot con­cer­nant le mono­pole de Bol­loré sur le port d’Abidjan. Puis l’agence Havas a indiqué à ses mar­ques de ne plus annon­cer dans les pages du jour­nal, engen­drant une perte de 12 mil­lions d’euros sur deux ans pour Le Monde. Quelques mois plus tard, le jour­nal sort un long for­mat sur le rail en Afrique, une propo­si­tion de sujet de Mau­reen Grisot n’a pas été accep­tée. Mais ensuite, Le Monde sort de nom­breuses enquêtes sur le groupe et la famille Bol­loré donc ce n’est pas tout noir ou blanc.

Dans l’affaire de Fakir et de Bernard Arnault, c’est à la fois très grave et grotesque. Grave, car Bernard Squarci­ni déploie des moyens pour infil­tr­er le jour­nal, et grotesque puisque ces moyens sont dis­pro­por­tion­nés. Fakir est un jour­nal asso­ci­atif d’une dizaine de per­son­nes à Amiens. Ensuite dans cette affaire, il y a le traite­ment médi­a­tique : le Finan­cial Times en par­le pen­dant que Les Échos ne pub­lie aucun papi­er, le pro­prié­taire du jour­nal est Bernard Arnault…

En regar­dant ce doc­u­men­taire, une per­son­ne déjà méfi­ante des médias peut être con­fortée dans son idée que les médias sont vendus…

Non, je pense plutôt que c’est l’inverse. En lais­sant les choses se faire et en les cachant, ce sera pire. Ce serait comme dire que Medi­a­part sort des enquêtes sur des per­son­nal­ités poli­tiques et ain­si ali­mente le débat des « tous pour­ris ». C’est de notre ressort de mon­tr­er com­ment ça se passe. De cette manière, nous allons retiss­er des liens avec les lecteur·ices et ouvrir le dia­logue justement.

Une fois le con­stat posé, con­crète­ment, est-ce qu’il existe des pistes de solu­tion pour sor­tir de l’hyper-concentration et de l’autocensure ?

Des solu­tions, il y en a. Une ini­tia­tive comme le Fonds pour une presse libre en est une. Des entre­pris­es qui vivent de la com­mande publique ne devraient pas pos­séder de médias. Chaque média doit égale­ment respecter les con­ven­tions entre ce qui relève de l’information et de l’opinion. La Société des jour­nal­istes devrait être dotée d’un vrai statut juridique pro­tecteur. Par exem­ple, nous avions, par­fois, eu un mal fou à inter­view­er des jour­nal­istes qui pou­vaient témoign­er dans notre doc­u­men­taire. Ensuite, il faut que les comptes des action­naires soient ren­dus publics et créer un délit de traf­ic d’influence et de cen­sure dans la presse. Enfin, on pour­rait réformer l’attribution des aides publiques selon des critères légitimes. Ce n’est pas nor­mal qu’en 2019, 16 mil­lions d’euros d’aides publiques à la presse soient attribués au seul groupe de Bernard Arnault, au lieu d’aider des médias indépen­dants et émer­gents qui en auraient besoin.

Il existe une mul­ti­tude de médias émer­gents qui peinent à exis­ter au milieu de tous ces grands titres. Quand on n’a pas de moyens, peut-on vrai­ment enquêter ?

Les médias émer­gents sont d’une grande vital­ité, mais lorsqu’on veut enquêter il faut des moyens. Je pense à Dis­close - je le cite car je con­tribue aux enquêtes - qui a dû chercher des fonds, des mécènes pour que l’on mène notre tra­vail sereinement.

Cer­tains de ces médias émer­gents s’adressent à un pub­lic aver­ti et con­som­ma­teur de médias, n’est-ce pas un cer­cle vicieux ?

Je ne sais pas si c’est vrai­ment un pub­lic très aver­ti des médias. Au con­traire, ce sont des per­son­nes qui se détour­nent de l’information dite main­stream, cherchent autre chose et se tour­nent vers des médias émer­gents et indépen­dants. Même s’il y a une hyper­-con­cen­tra­tion, ces médias foisonnent.

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Margaux Vulliet Twitter

Journaliste médias et tech, Margaux a effectué son alternance chez Médianes. Après un an au service Tech&Co de BFMTV, elle est actuellement aux États-Unis pour explorer les initiatives des médias.