Papier pixel, la revue de presse de la toile à l’imprimé — Inoxtag, les médias et la culture Internet
Les relations entre créateur·ices de contenu et médias traditionnels ont tout de la guerre froide. Mais l’ascension de l’Everest par Inoxtag a brisé la glace, attirant l'attention d'une presse souvent réticente à reconnaître la culture Internet. Analyse d’une couverture médiatique.
Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle aime les revues, les fanzines et toutes les choses bizarres que les gens impriment, mais elle aime aussi regarder tout ce qui se fait de drôle et de moins drôle sur Internet. Bienvenue dans sa revue de presse moitié papier, moitié pixel.
À quels médias le vidéaste Inoxtag s’est-il adressé suite à son ascension de l’Everest ? Comment les médias traditionnels ont-ils couvert ce moment de culture Internet ? Quels angles les médias indépendants et spécialisés ont-ils choisi ? Un Papier pixel sous forme d'étude de cas de la couverture médiatique de la culture web.
Entre les médias traditionnels et la culture Internet, cela n’a jamais été le grand amour. Dès l’arrivée des premier·ères YouTubeur·ses, dans les années 2010, cette relation a été marquée par une incompréhension et, parfois, une certaine condescendance. Des créateur·ices comme Cyprien, Norman fait des vidéos ou Hugo Tout Seul ont incarné la première génération de talents made in YouTube avec des formats courts tournés dans leur chambre, face caméra. Ont suivi les YouTubeur·ses beauté, les vlogueur·ses, les gameur·ses… Le point de tension s’est accentué avec ces dernier·ères.
Un moment clé de cette incompréhension, souvent pris en exemple, s’est joué lors de l’émission Salut les Terriens ! en novembre 2017, lorsque Squeezie, alias Lucas Hauchard — alors déjà l’une des plus grandes stars de YouTube en France — a été invité par Thierry Ardisson. La discussion, pleine de dédain, a illustré à quel point certains médias traditionnels peinaient à prendre au sérieux les créateur·ices du web, souvent réduit·es à des microphénomènes ou à des stéréotypes comme ici, celui du « magnifique branleur » qui gagne de l’argent en se filmant en train de manger des pizzas et de jouer à des jeux vidéos.
Depuis, il s’en est passé des choses sur Internet. Parmi celles-ci, le ZEvent, marathon de stream où des créateur·ices se relaient pendant plusieurs jours pour collecter des dons au profit d’associations caritatives. L’initiative portée par le streameur ZeratoR est devenue un événement annuel incontournable sur Twitch, explosant en termes de popularité et de dons au fil des éditions. Un autre exemple est le GP Explorer, une course de Formule 4 organisée par Squeezie réunissant des créateur·ices de contenu et diffusée en direct sur Twitch en 2022 et 2023. Et puis, récemment, le documentaire du YouTubeur et streameur Inès Benazzouz — alias Inoxtag — sur son ascension du mont Everest, diffusé sur YouTube (plus de 31 millions de vues à ce jour) et dans les salles de cinéma (plus de 340 000 entrées).
Prenons cet événement — l’Everest — comme un cas pratique et procédons à un nouvel état des lieux de la couverture médiatique de la culture Internet.
Pour commencer, à quels médias Inoxtag a-t-il accordé des entretiens suite à son ascension ? De la matinale de France Inter à Montagnes Magazine en passant par Le Dauphiné Libéré, Clique, Quotidien, M6 et France Télévisions, ceux-ci sont en réalité assez nombreux. Historiquement, c’est peut-être la première fois qu’un·e créateur·ice de contenus se montre aussi accessible dans les médias. Cette ouverture s’explique en grande partie par le fait que le documentaire a été diffusé non seulement sur YouTube, mais aussi dans les salles de cinéma. L’objectif est donc double : attirer de nouveaux·elles spectateur·ices au-delà de la communauté YouTube, et maximiser la visibilité pour amortir les coûts liés à l’expédition, à la production et à la diffusion du film.
« Non boomer, ne passe pas ton chemin… »
D’autant qu’en tant que « talent exclusif de Webedia » (l’une des agences les plus influentes en France dans la gestion des créateur·ices), le vidéaste est lié à une stratégie d’agence avec des équipes de relations presse dédiées, présentes pour s’assurer que les créateur·ices maximisent leur visibilité lors du lancement de grands projets. Enfin, cette proximité est certainement due à des préférences personnelles : quand Squeezie évite les interviews classiques et privilégie la communication directe via ses propres plateformes, Inoxtag semble davantage chercher à faire reconnaître son projet par des figures extérieures à la sphère web. Une différence intéressante de style et de gestion de l’image publique.
« Non boomer, ne passe pas ton chemin… », attaque ainsi Le Dauphiné Libéré. Le quotidien régional (lu, on suppose, en grande partie par des personnes qui n’ont probablement jamais entendu parler d’Inoxtag, donc) procède à un entretien classique sur les motivations du créateur de contenu. Comment s’est passée la rencontre avec son guide ? Comment s’est déroulée la préparation ? Qu’a-t-il ressenti au sommet de l’Everest ? Autant de questions auxquelles répond déjà le documentaire mais qui permettent de faire découvrir l’ampleur des projets issus d’Internet à un public qui n’y est pas familier.
Souvent, les articles aux angles répétitifs ou déjà vus ailleurs sont ceux qui rendent le plus service au lectorat. Dans cet article, Ezra Klein, fondateur du média Vox, explique recommander aux journalistes de sa rédaction de ne pas écrire pour leurs rédacteur·ices en chef.
« Votre rédacteur·ice en chef voudra souvent quelque chose de « nouveau ». En d'autres termes, quelque chose qu'il·elle n'a jamais vu auparavant en tant qu’hyper-consommateur·ice de l’information. Mais vos lecteur·ices ne veulent pas nécessairement la même chose. Ils et elles veulent des articles qui leur expliquent leur monde. Souvent, ceux-ci ne seront pas très originaux et pourront vous sembler répétitifs : Que contient ce projet de loi ? Pourquoi se préoccuper de l'inflation ?... Votre rédacteur·ice en chef vous dira certainement que votre média, ou un autre, a déjà publié cet article en juin dernier. Mais votre lecteur·ice n'a probablement pas lu cet article, et s'il·elle l'a effectivement lu, il·elle ne s'en souvient pas. » — Ezra Klein, Vox.
Pour aller plus loin, le·la lecteur·ice peut se tourner vers Montagnes Magazine. La revue spécialisée pose la question du budget d’un tel projet (un million d’euros), du nombre de personnes qui ont œuvré dans l’ombre (une centaine), et de l’évolution du public du YouTubeur depuis l’annonce, il y a un an, de sa volonté de gravir l’Everest : « Ça n'a pas divisé ma communauté. Les jeunes sont restés parce qu'ils ne connaissaient pas forcément la montagne mais aujourd'hui, je dois avoir une communauté un peu plus âgée. » Du côté d’Allociné, le cirage de pompes est de mise auprès du créateur qui, « très ému et très humble » a eu la gentillesse « d’accorder quelques minutes » au site édité par Webedia. « Le film, au-delà du défi de gravir l'Everest, est surtout une leçon de vie. Et d'ailleurs, tous tes fans que nous avons rencontrés avant la séance nous ont dit à quel point tu les inspirais. Que veux-tu qu'il (sic) gardent de Kaizen ? ». On se passera donc de la réponse.
« Enfin, tu découvres la vraie vie. »
C’en est (déjà) assez pour la presse écrite : passons à l’audiovisuel. Sur France inter, Léa Salamé accueille dans sa matinale le YouTubeur deux jours après la sortie de son documentaire. Après un jeu de portrait chinois et la convocation d’Arthur Rimbaud (« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, l’est-on à vingt-deux ans ? »), la journaliste questionne Inès Benazzouz sur le message de son documentaire : lâcher les écrans pour découvrir la « vraie vie ». « Dans le documentaire, on entend votre mère dire : “tu m’as épuisée quand tu ne voulais pas sortir de ta chambre à 13 ans, là j’ai aucun regret car enfin tu découvres la vraie vie”, c’est une de mes séquences préférées », avoue-t-elle, quelques instants avant de demander au créateur s’il a des défauts, « vous êtes trop parfait, c’est pas possible ».
Les créateur·ices de contenu, on les préfère en dehors d’Internet
Cette séquence est particulièrement révélatrice du traitement médiatique de la culture Internet ces dernières années. On y voit à nouveau Internet désigné comme un coupable, un lieu dévalorisé face à la « vraie vie ». On semble valoriser l’ascension de l’Everest uniquement parce qu’elle se déroule hors du cadre numérique, comme si les projets réalisés en ligne ou les contenus produits sur Twitch ou YouTube n’étaient pas dignes de la même reconnaissance. Pourtant, c’est bien en streamant des jeux vidéo qu’Inoxtag s’est fait connaître et a bâti sa communauté. Mais cette étape semble souvent ignorée ou dépréciée dans les discours médiatiques traditionnels, comme si le succès en ligne était forcément moins légitime. Et je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi Inoxtag lui-même suit ce chemin de pensée qui oppose les écrans à une supposée réalité supérieure. Tant que cette vision persiste, les créateur·ices issu·es d’Internet ne seront jamais pleinement valorisés pour ce qu’ils et elles sont et apportent à la culture et au divertissement.
D’ailleurs, les seuls moments où Internet intéresse et devient médiatique, c’est lorsque les créateur·ices sortent des écrans, comme avec le GP Explorer, l’ouverture des pop up stores de Léna Situations ou encore les Zénith de l’émission sur Twitch Zen, qui ont permis à son co-présentateur Maxime Biaggi d’avoir son portrait de Der chez Libé. L’événement, c’est la consécration. Le reste du temps, les créateur·ices n’ont pas droit à une véritable couverture médiatique équilibrée, continue (et spécialisée !), comme tout autre objet culturel.
L’idée, ce n’est pas forcément de leur plaire, mais bien de proposer un traitement journalistique. Car on aurait pu formuler deux ou trois critiques sur le documentaire en lui-même. Sur l’absence totale de femmes, sur la séquence de placements de produit réalisée comme un clip musical, sur la relative mise en avant des sherpas dans la narration du documentaire, sur l’aberration écologique que représente une telle expédition,… Pour aller plus loin sur toutes ces questions, je vous invite à suivre le travail — et notamment ce live extrêmement riche et bien construit — de Vincent Manilève, journaliste spécialiste de la culture Internet.
Si ces questions n’ont pas été abordées du côté des médias généralistes traditionnels (et on peut les comprendre, l’idée étant avant tout de présenter Inoxtag et son projet), elles l’ont été chez certains indés et médias spécialisés.
Dans la dernière édition de la newsletter Règle 30 hébergée par Numerama, la journaliste indépendante Lucie Ronfaut revient sur l’absence de femmes dans le documentaire d’Inoxtag. Tout au long du film, le YouTubeur fait référence à l’esprit shōnen, une catégorie éditoriale issue de la culture manga qui renvoie aux valeurs d’amitié et de dépassement de soi. Comme lui, « sur YouTube et autres réseaux sociaux, beaucoup de jeunes hommes prennent très au sérieux la pop culture japonaise. L'entraîneur sportif d'Inoxtag, sous le pseudo Manga Workout, propose par exemple des entraînements dans des vidéos inspirées des mangas les plus épiques. Toutes, ou presque, sont dédiées aux hommes. » Dans son documentaire, le créateur ne montre aucune autre femme que sa mère. « Même lorsque Inoxtag conclut son aventure par une séquence dédiée à son futur enfant, il l'adresse à un fils hypothétique », souligne Lucie Ronfaut.
De son côté, le média spécialisé sur l’écologie Reporterre a choisi de raconter la marchandisation de la montagne dans un entretien aux côtés de Fiona Mille, présidente de l’association écologiste Mountain Wilderness. Si celle-ci reconnaît que « c’est une bonne chose que des gens s’intéressent à la montagne », elle regrette que pas une fois le YouTubeur ne porte un message engagé concernant l’environnement. « Cette course au “toujours plus, toujours plus loin” a un aspect négatif, elle répond à la société de l’immédiateté, où l’on doit aller vite, et faire plein de choses, puisque c’est comme cela que l’on est reconnu. Or, le propos véhiculé n’est plus cohérent avec les enjeux de notre siècle. Il continue de vendre cet imaginaire de ressources illimitées alors qu’on a un impératif de sobriété », explique la militante.
Une question également soulevée par Arrêt sur images, dans cette émission présentée par Paul Aveline aux côtés d’Amélie Deloche, co-fondatrice du mouvement Paye ton influence et Adam Bros, vidéaste qui analyse sur sa chaîne YouTube le monde culturel. Si Inoxtag évoque brièvement la pollution présente dans les camps les plus élevés et se montre particulièrement inquiet lors des passages les plus dangereux de l’ascension encombrés par des centaines de touristes, « Il s'extrait totalement de la problématique, souligne Amélie Deloche auprès d’Arrêt sur images. Ce n'est pas du tout de leur faute. »
Pourquoi Inoxtag n’a-t-il jamais été confronté directement à ces incohérences ?
Si les médias spécialisés sur l’écologie, le féminisme ou les médias remplissent leur rôle, la couverture médiatique de créateur·ices issu·es d’Internet, comme Inoxtag, révèle un problème persistant : l’absence de journalistes spécialisés dans la culture web au sein des rédactions traditionnelles. Sans véritable expertise sur la culture numérique dans les médias, les créateur·ices de contenu en ligne continueront d’être sous-représenté·es et mal compris·es. Et les médias ne pourront ainsi jamais passer à l’étape suivante : celle d’une couverture critique, investigatrice et rigoureuse, qui va au-delà du simple effet de sensation.
C’est dans le radar
Quelques bonnes lectures sur le sujet
★ Le journalisme qui couvre la culture web est souvent perçu comme superficiel, axé sur les tendances lancées et adoptées par les jeunes générations. Néanmoins, cette culture impacte la politique, les médias et la société dans son ensemble. Un plaidoyer pour l’embauche de journalistes spécialisé·es dans les rédactions, signé de la journaliste tech indépendante Morgan Sung, fondatrice de la newsletter rat.house sur la culture Internet.
★ Pourquoi les influenceur·ses sont-ils·elles si peu nombreux·ses à accorder des interviews aux médias ? Vincent Manilève, journaliste indépendant et auteur de YouTube derrière les écrans : Ses artistes, ses héros, ses escrocs (2018, Lemieux) décrit dans cet article toute la complexité des relations entre journalistes et créateur·ices du web. « Aujourd’hui, qu’on parle d’un de mes projets Internet dans la presse ou pas, cela ne change rien », estime Cyprien dans La Revue des médias.
★ Pourquoi les vidéastes les plus suivis de YouTube invitent-ils beaucoup plus d’hommes que de femmes sur leurs chaînes ? Dans cette vidéo, l’illustratrice et YouTubeuse Lapeint fait les comptes. Dans le top 10 des chaînes YouTube les plus suivies – détenues à 100% par des hommes — seules 16% des personnes invitées en 2023 étaient des femmes. Un boys’ club, vous dites ? Pour creuser le sujet, je vous recommande cet entretien avec Lapeint, réalisé par la journaliste indépendante Manon Boquen pour Télérama.
★ Cette série d’articles du Figaro sur les petites mains des créateur·ices de contenu est une mine d’or pour comprendre l’ampleur de la machinerie derrière une simple vidéo publiée sur YouTube.
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