Pour un circuit court de l’audience
Face à la puissance des plateformes, nombreux sont les médias qui ont perdu la main sur leurs audiences. Rédactions, équipes produit et édito, et si on reprenait le contrôle ?
Lorsque l’on mesure et compare l’audience des médias français en valeurs absolues, de trafic ou d’abonné·es, il est facile collectivement de perdre de vue un objectif éditorial et économique plus important : la création d’un lectorat fidèle.
Alors qu’il est possible de mesurer la fidélité de son lectorat avec des métriques de rétention, similaires aux business SaaS (par abonnement), un autre indicateur révèle un obstacle en amont de cet objectif : l’origine du trafic des visiteur·euses.
Le trafic Web des sites d’information en ligne peut-être divisé en trois grandes catégories de visites :
- Le trafic direct : celui des visiteur·euses qui se rendent directement sur le média, sans passer par un intermédiaire, et continuent de naviguer au sein de ses contenus. Pour simplifier, prenons également en compte dans cette catégorie les visites générées par les infolettres et campagnes e-mails dont les médias ont la gestion ;
- Le trafic recherche : on parle ici presque exclusivement de Google. Qu’il s’agisse des pages de résultats classiques, ou de produits comme Google Discover ou Google News ;
- Le trafic réseaux sociaux : avec pour grande partie le trafic des produits Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp, Messenger) suivi le plus souvent par Twitter, YouTube, LinkedIn, et Reddit.
Voici ce que l’on observe pour une dizaine de grands médias français (donnés SimilarWeb), parmi lesquels on retrouve Le Figaro, Franceinfo, Le Monde, Mediapart, Ouest France, Actu et L’Équipe : pour un média sur deux le trafic indirect et intermédié dépasse les 50 %. Et pour un média sur trois, ce trafic atteint les 70 %.
Imaginez bien ce que cela veut dire : un tiers des grands médias français ne contrôlent pas l’origine de leur audience, y compris récurrente. Ils sont au contraire assujettis aux règles d’un tout petit trio d’intermédiaires principaux : Google, Meta (avec Facebook et Instagram) et Twitter.
Or, Mark Zuckerberg n’aime plus les news ; Elon Musk essaye toujours de racheter Twitter et reste somme-toute imprévisible quant aux médias ; enfin, Google tente toujours de cloisonner encore un peu plus le contenu de ces grands médias dans une nouvelle plateforme intermédiaire, Google News Showcase. La situation est donc très loin d’être stable…
Cette hyperdépendance aux intermédiaires est inquiétante, peu liée au hasard, mais heureusement pas inévitable. On en parle sans naïveté et avec optimisme ?
Pourquoi s’inquiéter de cette relation
La part de l’audience indirecte, issue majoritairement de Google et Meta, est inquiétante car ce sont ces géants qui fixent et changent à leur gré les règles de distribution et de visibilité des contenus des médias.
Et leurs interfaces privilégient non seulement la mise en concurrence frontale entre médias et fake news, mais sont aussi destinées à garder leurs utilisateur·ices à tout prix au sein de la plateforme.
Cette audience indirecte n’est pas uniquement un nombre absolu de visites dont on pourrait se réjouir, tant il serait toujours supérieur à zéro. C’est aussi le signe du temps, incompressible, que passent les lecteurs sur ces plateformes et pas sur un média de leur choix.
Bien que les classements de l’ACPM pourraient visuellement nous le faire croire, les médias ne sont que très rarement en concurrence entre eux.
Ils sont en concurrence avec le premier résultat commercial d’une page de résultats Google, avec 45 min passées sur Instagram ou Twitter sans s’en rendre compte, avec 2 h de binge-watching sur Netflix, avec une fake news qui tourne dans un groupe WhatsApp, ou avec l’expression directe des marques, des individus (politiques, célébrités, influenceur·euses) via leurs propres comptes sur les réseaux. C’est bien pour cela que cette concurrence ne peut se gagner en se félicitant d’un nombre absolu de visites. Elle doit être repensée stratégiquement, dans une démarche éditoriale et produit au service du lectorat.
Or, ce temps précieux, passé à adopter les règles, formats, et fonctionnalités de ces plateformes, n’est pas utilisé pour construire cette relation privilégiée avec ces lecteur·ices. Une double peine en somme.
D’où vient cet amour du trafic indirect ?
Une des premières raisons vient probablement de la passion historique des médias pour les données absolues d’audience
« La radio la plus écoutée de France », « le journal le plus distribué », « l’émission la plus regardée ». Les médias en ligne n’ont, dans leur grande majorité, pas échappé à ce culte reposant sur le même modèle économique publicitaire qui exploite ce volume. Et lorsque seul le volume compte, peu importe le nombre d’intermédiaires qui l’apportent. Bien qu’une partie de l’industrie se soit depuis tournée vers l’abonnement, on continue de parler du nombre d’abonné·es : comme si leur acquisition devait se faire à tout prix, quel que soit le canal, sans s’interroger sur la rétention de ce lectorat, avec la même clarté que tout business SaaS.La seconde raison de cette hyperdépendance au trafic indirect est tout aussi tragique qu’elle est souvent inconsciente : la distraction de la nouveauté.
La vaste majorité du trafic des moteurs de recherche est issue des pages de résultats de Google. Il est donc nécessaire et légitime d’en comprendre les évolutions : l’onglet Actualités, le carrousel À la une, ou plus récemment de nouvelles surfaces comme Google Discover ou Google News Showcase.
Les médias en ligne ont pourtant dû aller bien plus loin en 2016, en investissant des ressources de développement précieuses dans le support duformat AMP. En 2016, ce format était alors obligatoire pour espérer figurer dans le carrousel À la une. Cinq ans plus tard, Google n’a plus aucun intérêt pour ce format. Les rédactions, elles, doivent désormais de nouveau allouer des ressources pour le maintenir ou le supprimer. Oups.
Cette distraction est encore pire pour le trafic issu des réseaux sociaux.
Chacun d’eux est avant tout une entreprise technologique, avec la volonté constante de créer des expériences de contenus toujours plus natives, et toujours plus propriétaires.Rien n’est plus proche de la story d’un média que la story suivante d’un·e ami·e et rien ne s’enchaîne mieux qu’un tweet, après un tweet (sans lire l’article de préférence).
Le défilement, parfois même automatique, est roi. C’est le clic, ou le swipe up pour quitter l’application pour poursuivre son intérêt qui requiert un effort et pas la découverte du contenu suivant. D’où l’importance pour les médias de réfléchir à comment capter l’attention des lecteur·ices sur les réseaux et d’expliciter la promesse derrière leur clic ou leur swipe up. De ne pas offrir toute l’information sur ces réseaux. Au-delà des questions éditoriales, entre les nouveaux services à tester (RIP ClubHouse) et les nouvelles fonctionnalités des plateformes emblématiques à adopter, le métier de product manager et sa feuille de route relèvent lui aussi plutôt de la réaction permanente, que de la vision stratégique pour le lectorat. Et les plateformes sont aujourd’hui mieux équipées que les médias en product managers, développeur·euses, designers, analystes, marketers pour créer ces expériences.
Comment fidéliser son lectorat
Il est indispensable que les rédactions et les équipes produits au sein des médias retrouvent le contrôle de leur feuille de route
Qu’elles se concentrent sur des métriques de conversion et de rétention. Qu’elles cherchent par tous les moyens à inventer de nouvelles sources de trafic propriétaire, et elles sont nombreuses, comme elles le font déjà très bien avec leurs apps ou leurs infolettres. Et enfin, qu’elles repoussent avec courage l’attractivité de la nouveauté, de la nouvelle plateforme, de la nouvelle fonctionnalité. Car chaque minute d’un·e product manager, d’un·e journaliste, d’un·e designer, ou d’un·e développeur·euse passée à apprivoiser la dernière fonctionnalité de Google, Twitter, Instagram, Facebook, est une minute perdue à se concentrer sur la création ou l’amélioration d’une expérience utilisateur·ice propriétaire, basée sur l’intérêt spécifique de son lectorat. Qu’il soit abonné ou non, c’est ce lectorat fidèle qui permet d’inverser la proportion du mix d’audience en faveur des canaux propriétaires du média.
Et c’est ce nouveau mix, ce nouveau rapport de force, qui libère les ressources et la capacité d’action des médias pour s’intéresser plus à l’expérience de ces lecteur·ices et moins aux évolutions constantes des plateformes externes.
Se détacher progressivement des géants du Web et construire des circuits courts avec votre audience
Comment aller dans la direction d’un lectorat plus fidèle et d’une moins grande dépendance au trafic externe des géants du Web ? Voici trois pistes à implémenter dès demain dans vos rédactions ainsi que vos équipes produit et marketing :1. Définissez un objectif en pourcentage de la part que le trafic « propriétaire » représente sur le Web pour votre média.(Et pas en valeur absolue.) Sur la base de ce pourcentage à l’heure actuelle (30 % par exemple), vous pouvez vous donner pour cible une amélioration de 10 % sur six mois (soit 33 % toujours avec le même exemple). Pour établir ce trafic « propriétaire » vous pouvez combiner votre trafic direct ainsi que le trafic issus des canaux sous votre contrôle : infolettres, campagnes marketing, notifications, etc.2. Revisitez vos investissements technologiques dans les projets liés aux grandes plateformes externesQu’il s’agisse de l’exploration de nouvelles fonctionnalités, à la maintenance de formats spécifiques, ou encore à la participation à des programmes dédiés. Évaluez et chiffrez leur impact réel à l’aune de vos coûts en ressources immobilisées. Dès lors, n’hésitez pas à privilégier des plateformes dont l’expérience utilisateur·ice encourage le lectorat à naviguer vers la source initiale du contenu, et ce même si ces services sont moins connus ou sexy (bonjour Reddit).3. Réinvestissez dans votre lectoratAvec des fonctionnalités exclusives pour les abonné·es (par exemple : article à offrir), des commentaires modérés et des échanges avec les journalistes inaccessibles sur vos produits et pas sur les plateformes tierces, etc. En 2023 soignez l’expérience de vos lecteur·ices les plus fidèles. Donnez la priorité à ces fonctionnalités dans votre feuille de route et soignez l’expérience de vos lecteur·ices. Ils vous le rendront bien.À propos de l’auteur
Maxime Leroy est entrepreneur et expert en développement d’audiences et de communautés. Consultant pour Le Monde et chroniqueur pour Médianes, après avoir dirigé de multiples équipes pluridisciplinaires pour le New York Times, CNN et Meetup.
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