Changement de stratégie face à la polarisation du débat public

Margaux Vulliet
Margaux Vulliet

Face à la polar­i­sa­tion du débat pub­lic et à l’évo­lu­tion de la stratégie numérique des médias, cer­tains titres préfèrent réduire le nom­bre de pages con­sacrées aux tri­bunes et opin­ions, comme le groupe Gan­nett aux États-Unis. D’autres, comme la Euro­pean Review of Books, mis­ent sur le for­mat long et met­tent en avant les idées plutôt que les opinions.

Dans notre article sur les médias qui construisent leur proposition éditoriale autour de l’opinion, Sylvain Bourmeau, cofondateur du média AOC, analyse la place de l’opinion dans les médias américains : « Il y a une partition bien plus claire dans cette presse outre-Atlantique entre ce qui relève de l’opinion et le reste, et cela fonctionne très bien auprès du public ». Pourtant, certains médias américains revoient leur stratégie en matière de séparation entre les actualités et ce qui relève de l’opinion. À l’image du groupe Gannett, propriétaire de 250 titres de presse locale, soit un quotidien sur cinq aux États-Unis dont USA Today, le Des Moines Register ou le Detroit Free Press.

En difficulté financière, Gannett fait le choix de réduire les pages opinions quotidiennes à quelques jours par semaine, tout en recentrant la proposition éditoriale sur le journalisme de proximité, de discussion et de solution.

Réduction des chroniques d’opinion

Le groupe a pour objectif d’investir davantage dans le numérique. Il a donc interrogé ses lecteur·ices à travers des sondages. Cinq points principaux en ressortent, comme le relève Poynter. Selon le rapport, les éditoriaux quotidiens et les tribunes rédigés par des invité·es extérieur·es à la rédaction sont toujours les articles les moins lus en ligne. Le public ne souhaite pas qu’on lui fasse la morale ou qu’on lui dise ce qu’il doit penser. Les lecteur·ices peuvent trouver sur Internet un large éventail d’opinions sur des questions nationales, et reproduire ce type de contenu au niveau local serait donc une perte de temps et de budget.

Lucas Grundmeier, rédacteur en chef de la rubrique opinion du Des Moines Register a écrit dans une chronique datant du mois de mars dernier, que des discussions avec des lecteur·ices ont révélé plusieurs points. Les éditoriaux répètent toujours les mêmes discussions partisanes, et semblent destinés à attiser les divisions plutôt qu’à discuter de solutions. « Nous mettrons désormais l’accent sur la qualité, et non sur la quantité, en passant à la publication d’une seule page d’opinion par semaine. Notre section actuelle de quatre pages du dimanche se poursuivra. Et le contenu restant sera local et même hyperlocal, en mettant l’accent sur les solutions », précise-t-il dans sa chronique.

Capture d'écran de la chronique de Lucas Grundmeir

Cap­ture d’écran de la chronique de Lucas Grundmeir

Pour s’adapter aux usages numériques


Le tournant numérique est la principale raison de la réduction des pages opinions. Par exemple, The Republic of Arizona appartenant également au groupe Gannett a annoncé que les chroniques d’opinion seront toujours publiées quotidiennement sur le site sous la forme d’éditoriaux non signés et d’invité·es. Elles seront moins nombreuses, mais plus engageantes. Dans son édition imprimée, ces chroniques n’apparaîtront désormais que trois jours par semaine afin de pouvoir « recentrer [le] temps et [les] efforts sur la facilitation d’un dialogue plus approfondi sur les questions clés affectant les habitants de l’Arizona ».

Cependant, dans l’espace numérique, l’audience peut avoir des difficultés à distinguer les articles d’opinion des simples reportages. C’est en tout cas ce que rapporte le sondage que Gannett a mené auprès de ses lecteur·ices.

Gannett recommande maintenant à ses journaux de ne pas s’avancer sur des pronostics ou de soutenir un·e candidat·e dans la course à la présidence, à la Chambre et au Sénat, compte tenu de leur influence décroissante et de leur potentiel à détourner certains lecteur·ices. The Republic, basé à Phoenix, a déjà repris la suggestion. Gage d’objectivité ou peur d’assumer des prises de position risquées ? Chacun·e se fera son opinion justement.

Distinction entre les idées et l’opinion

Faire un média qui exclut l’opinion, mais qui choisit de mettre en avant les idées : une nuance qui mérite d’être creusée. Pour la comprendre, Sander Pleij le rédacteur en chef de la European Review of Books, nous éclaire. « Je définis l’opinion comme un texte dans lequel un auteur défend ses affirmations et je n’estime pas cela intéressant pour le lecteur. Je ne dis pas que je suis contre les opinions, ce qui est d’ailleurs une opinion, mais on en voit partout ! ». La European Review of Books est écrite en anglais et son rédacteur en chef est hollandais. La revue fait appel à des auteur·ices pour écrire sur des sujets concernant l’Europe à travers des thèmes exigeants et aussi divers que l’Ukraine, le socialisme, Google, la littérature ou encore l’histoire. Dans le préambule de la revue, Sander Pleij, écrit « we want a brilliant essay», ce qui annonce l’ambition du magazine. La revue ne s’arrête pas là, car c’est aussi un objet qui appartient au lecteur·ice : pour poursuivre la lecture des essais, nous devons détacher les pages. L’idée est de piocher et de creuser les sujets qui nous intéressent. À l’image de médias comme Le Grand Continent, un site et une revue consacrés à la géopolitique et aux questions européennes, éditée par le Groupe d’études géopolitiques, une association indépendante fondée à l’ENS, la revue publie des articles longs que l’on prend le temps de lire. Sander Pleij et son équipe l’ont pensé en observant les pratiques des médias généralistes : « il y a de moins en en moins de culture dans les magazines et lorsqu’il y en a, le contenu reste pauvre».

Couverture du premier numéro de la European Review of Books

Cou­ver­ture du pre­mier numéro de la Euro­pean Review of Books

Comme pour tout média qui tend la plume à des auteur·ices, une question centrale se pose : à qui donne-t-on la parole et qui est légitime de parler sur tel ou tel sujet ? Les profils des auteur·ices de la revue sont divers, de journalistes, à des écrivain·es en passant par des architectes ou des enseignant·es chercheur·euses. « Je regarde avant tout leurs contributions précédentes et ce sont souvent des noms qui me sont soufflés par des collègues ». La question du choix des sujets est d’autant plus importante pour la revue que sa palette des sujets abordés est large. « Tout peut être un sujet du moment que l’on approfondit et que l’on est dans la discussion plutôt que dans la réaction ». Sander Pleij se place en défenseur d’un débat apaisé loin des réactions quotidiennes sur l’actualité permanente.

Varier les formats

D’autres titres comme le New York Times, n’ont pas réduit leurs pages opinions, mais innovent dans des formats originaux. Le journal donne par exemple la parole aux lecteur·ices pour qu’ils et elles puissent réagir à des chroniques. Comme cet article dans lequel les lecteur·ices répondent à une chronique pro-vie en pleine controverse sur l’interdiction de l’avortement aux Etats-Unis. Le New-York Times permet également à des auteur·ices de revenir sur leur ancienne chronique. Certain·es ont changé d’avis et se ravisent. Comme dans cette chronique sur l’utilisation de Facebook dans laquelle Farhad Manjoo incitait tous·tes les internautes à se créer un compte sur le réseau social, avant de changer d’avis voyant que les pratiques de la plateforme ne respectaient pas la vie privée des utilisateur·ices. Ou encore ce texte du chroniqueur d’opinion Bret Stephens qui n’avait pas vu venir le spectre aussi large qu’est celui de l’électorat de Donald Trump.

Réduction des pages opinions, invention de nouveaux formats, mise en avant les idées plutôt que les opinions, les médias innovent. Reste à savoir si le public apprécie ces nouvelles recettes.

Pour aller plus loin

Les directives du groupe Gannett concernant la restructuration des pages opinions.

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Margaux Vulliet Twitter

Journaliste médias et tech, Margaux a effectué son alternance chez Médianes. Après un an au service Tech&Co de BFMTV, elle est actuellement aux États-Unis pour explorer les initiatives des médias.