Construire sa proposition éditoriale autour de l’opinion

Margaux Vulliet
Margaux Vulliet

Pen­dant que cer­tains médias s’efforcent de sépar­er la rubrique « opin­ions » du reste de l’actualité, d’autres pren­nent le con­tre­pied et l’in­sèrent au cœur de leur propo­si­tion édi­to­ri­ale. Le Drenche en a fait un out­il péd­a­gogique, AOC l’utilise pour met­tre en avant les chercheur⸱euses et cibler un pub­lic avisé.

Le Drenche a construit toute sa proposition éditoriale sur la pédagogie et l’opinion : permettre à des chercheur⸱euses et expert⸱es d’exprimer leur point de vue, afin de donner les clés aux lecteur⸱ices pour qu’ils et elles se forgent leur propre opinion. Les articles sont présentés de sorte à ce que celles et ceux qui ne connaissent rien à un sujet d’actualité, puissent en saisir les enjeux.

À la fois un site internet et un magazine papier mensuel gratuit, Le Drenche, aborde les grands sujets d’actualité nécessitant un éclairage : la réforme des retraites, les systèmes d’élections ou encore des questions économiques. En haut des articles, l’équipe éditoriale se charge de remettre le sujet dans son contexte et de l’expliquer. Ensuite, vient la partie opinion : deux chercheur⸱euses expriment leur point de vue sur le sujet, l’un pour, l’autre contre. Les commentaires sont également ouverts aux lecteur⸱ices pour qu’ils et elles puissent exprimer leur opinion.

Le pour et le contre

À l’origine, les deux cofondateurs Florent Guignard et Antoine Dujardin ne sont pas journalistes mais ingénieurs dans l’énergie. Avant de lancer Le Drenche, ils sont partis d’un constat et d’une frustration personnelle : « Nous pensons qu’expliquer l’actualité relève d’une nécessité démocratique, puisqu’à la fin, ce sont les citoyen⸱nes qui votent. Nous cherchons à avoir un impact social », précise Florent Guignard, cofondateur. Il prend régulièrement l’exemple de l’Impôt Sur la Fortune : « L’ISF est parlant puisqu’il est difficile d’en saisir les bases alors nous nous chargeons de l’expliquer au lecteur et ce, pour tout un tas d’autres sujets. Nous avons, par exemple, une rubrique dans la version papier intitulée “explique-moi comme si j’avais 5 ans”. »

En tant qu’anciens ingénieurs, ils conservent une certaine méthodologie scientifique dans leur démarche éditoriale : le raisonnement et l’argumentation, ce qui rejoint finalement le travail journalistique.

L’autre enjeu du Drenche, à son lancement en 2017, était celui de la place de l’opinion. Les deux cofondateurs estiment que les médias n’affichent pas toujours assez clairement leurs prises de position et le public ne fait pas toujours la différence entre ce qui relève de l’opinion et des faits, ce qui contribue à la défiance des citoyen⸱nes. « Le manque de confiance, notamment des plus jeunes, envers les médias est aussi un défi auquel on tente de répondre ». Le Drenche entend miser sur la transparence dans la présentation de ceux et celles qu’ils interrogent. Concrètement, sur le site, la partie opinion est bien distincte de la partie explication et le média met en avant le nom et la fonction des expert⸱es interrogé⸱es.

Choisir à qui l’on donne la parole

« Comment choisir à qui l’on donne la parole ? Quelle légitimité a‑t-on de choisir qui peut avoir la parole ou non ? ». Ce sont des questions que se sont posées les cofondateurs. Pour cela, ils ont établi une charte relative à la partie opinion des articles. « Nous voulions définir des critères objectifs, à la fois sur le choix des sujets et à destination des experts que nous interrogeons », explique Florent Guignard. En ce qui concerne les choix éditoriaux, la rédaction ne traite pas de sujets qui ont trait à la recherche d’une vérité. Par exemple : est-ce que le vaccin est efficace ? Ni ce qui relève d’une décision de justice ou du jugement moral d’une personne, « ce qui nous évite ça nous évite des propos problématiques ». Les personnes interrogées sont choisis selon trois critères : la légitimité, la compétence et l’engagement. Le poste et les responsabilités occupées par celle ou celui qui donne son avis constituent l’élément central. Florent Guignard prend l’exemple d’un article reprenant une actualité de 2016 : « faut-il remplacer les églises abandonnées en mosquées ? ». Un évêque explique pourquoi il est pour. « Sa fonction fait figure de référence, l’article a été sujet à discussions entre les lecteurs après la publication et c’est ce que nous recherchons ».

L’inspiration anglo-saxonne

AOC se définit comme un « quotidien d’idées ». Chaque jour, trois textes sont publiés : une analyse, une opinion et une critique, d’où le nom du média. À la recherche d’un journalisme à nouveau vertical, AOC entend être un repère au milieu du flot d’informations que nous recevons.

Sylvain Bourmeau, son fondateur, prend appui sur la presse américaine et anglo-saxonne. « Il y a une partition bien plus claire dans cette presse entre ce qui relève de l’opinion et le reste. En France, on constate un mélange des genres qui n’est pas souhaitable, on accorde beaucoup d’importance à la signature, à la figure journalistique ». Dans les pages des journaux outre-atlantique, on trouve ce qu’on appelle les op-ed, des textes signés de personnes extérieures à la rédaction qui expriment leur point de vue, placés en face des éditoriaux. Le New York Times a par exemple remplacé sa partie “op-ed” en 2021 par “Guests Essay” : « une mise à jour essentielle à l’heure du numérique », selon le journal. Et Sylvain Bourmeau de rappeler que les pages opinions cartonnent auprès du public américain.

AOC a pensé sa proposition éditoriale en s’inspirant de cette séparation claire du modèle américain. Dans ce média, lancé il y a quatre ans, les textes sont écrits par des chercheur⸱euses, des universitaires, des artistes ou encore des journalistes. Leur point commun : être des auteur⸱ices et connaître parfaitement leurs domaine, être reconnu·es pour cela. Comment distinguer l’analyse de l’opinion ? « Ce n’est pas une science exacte, observe Sylvain Bourmeau, une personne qui connaît parfaitement un sujet relève plutôt de l’analyse. Une opinion suggère un point de vue construit, venant d’un auteur qui a la légitimité à prendre la parole sur un sujet ».

L’opinion de l’auteur⸱ice : repère d’autorité

Mettre en avant le monde de la recherche sur des sujets d’actualité, est le cœur même de la proposition éditoriale d’AOC. « Nous avons publié plus de 2 000 auteurs, on ne hiérarchise pas en fonction de la notoriété mais on les choisit parmi ceux qui nous semblent les plus pertinents sur tel sujet. Nous avons récemment publié Judith Butler sur la situation aux États-Unis. C’est peut-être l’une des, si ce n’est la, plus grandes philosophes américaines ». À la question, « à qui ne donneriez-vous pas la parole dans la rubrique opinion ? », AOC a pour seule limite de ne pas parler de sujets illibéraux ou liberticides.

Le média s’inscrit dans la durée et dans sa globalité puisque « nous sommes un projet encyclopédique dans le sens ou l’on parle de tout. Nous voulons lutter contre cette tendance qui consiste à être spécialiste d’un seul sujet et ne pas s’intéresser à d’autres domaines. Nous souhaitons que nos lecteurs pensent par analogie ».

Selon Sylvain Bourmeau, la hiérarchisation de l’information a été sacrifiée ces dernières années. Les auteur⸱ices permettent de retrouver cette figure d’autorité et de repère. « Nous recherchons donc cette verticalité, avec notre idée radicale de proposer uniquement trois articles par jour ». AOC n’est pas partie d’un constat mais d’une envie personnelle : « C’est à nous de faire des propositions inédites aux lecteurs ».

Et le lectorat est demandeur, Le Drenche accorde aussi une place toute particulière à l’opinion des lecteur⸱ices puisque le média organise des conférences de rédaction sur Twitch, nous en parlions dans une newsletter. Le public peut donner son avis sur les sujets, les experts interrogés, le projet, les partenaires.

NDLR : Médianes, le studio, accompagne AOC sur des sujets liés au marketing éditorial depuis avril 2022.


Pour aller plus loin

  • Façon­ner son opin­ion dans un monde de débats ? Écouter Flo­rent Guig­nard par­ler du Drenche au micro de Medi­ara­ma.

La cou­ver­ture du lance­ment d’AOC en 2018 à lire dans Les Inrocks.

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Margaux Vulliet Twitter

Journaliste médias et tech, Margaux a effectué son alternance chez Médianes. Après un an au service Tech&Co de BFMTV, elle est actuellement aux États-Unis pour explorer les initiatives des médias.