La presse indépendante aura bientôt son Netflix et son Google News

Fatigué·es par des fils d’actu uniformes, les lecteur·ices cherchent du sens et du choix. En réponse — et comme un vieux rêve d’union de la gauche — des médias indépendants s’unissent pour créer des portails communs.

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Tandis que les GAFAM décident de ce qui mérite de faire la Une et qu’une poignée de milliardaires contrôle l’essentiel des médias, une autre logique émerge. Elle naît de la fatigue informationnelle, du besoin de retrouver du sens dans ce qu’on lit. Et pour les médias indépendants, d’une autre nécessité : celle de sortir de la dépendance aux clics, aux pubs, aux algorithmes et de retrouver un rapport plus direct avec les lecteur·ices en leur garantissant une information réellement plurielle.

D’un côté, un portail commun d’abonnement aux médias indépendants. Une plateforme unifiée pour faciliter l’accès à plusieurs titres, espéré depuis des années par des lecteur·ices lassé·es de multiplier les comptes, les newsletters, les mots de passe et les factures. Le lancement de la coopérative Coop-médias a remis le sujet dans l'actualité à l’automne dernier : « Une partie des fonds récoltés pourrait constituer une aide à la diffusion des titres, une autre à la mutualisation des moyens et des compétences », précisait sa cofondatrice, Lucie Anizon, auprès du Monde. Aujourd’hui, le chantier de portail « La Presse Libre » est lancé, porté par Les Jours, Arrêt sur images, Politis, Next (ex-Next INpact), Reflets.info et Mediacités.

De l’autre, Basta! construit un portail d’info libéré des logiques d’algorithmes des plateformes comme Google News. Une campagne de dons leur a permis de réunir la somme nécessaire au lancement d’une plateforme où chaque contenu sera choisi à la main, puis justifié et incarné. Une contre-routine de lecture, pensée comme un outil d’émancipation. L’équipe pousse ainsi plus loin le portail de curation qu’elle maintient depuis 2015. 

Ces deux projets racontent le franchissement d’une étape pour les indés : celle de la mutualisation des ressources, des outils et des modèles devant l’emprise milliardaire.

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En intégrant les principes de mutualisation et de coopération à leurs stratégies éditoriales, économiques et managériales, les médias préservent et renforcent leur indépendance, tout en continuant de répondre à un besoin pour les publics de retrouver du sens et du lien. Lire notre article.

Un modèle façon Netflix : La Presse Libre

Depuis plus d’un an, six médias indépendants — Les Jours, Arrêt sur images, Politis, Next (ex-Next INpact), Reflets.info et Mediacités — planchent sur La Presse Libre, un portail doté d’une offre unique d’abonnement à ces médias. Le lancement en version bêta est prévu pour fin septembre 2025, avec une ouverture officielle début 2026. 

L’histoire d’un vieux rêve

Ce projet répond à une demande répétée des lecteur·ices : pouvoir s’abonner à plusieurs médias sans multiplier les abonnements individuels (et se retrouver sans le sou). 

Jusqu’ici, la peur d’une cannibalisation des abonnements directs freinait les éditeur·ices. En clair, les médias partenaires craignaient que leurs abonné·es direct·es ne résilient pour rejoindre une plateforme groupée moins chère dont les revenus seraient répartis entre plusieurs titres. D’ailleurs, si l’idée et le nom de La Presse Libre vous disent quelque chose, c’est normal. Une première mouture avait vu le jour entre 2016 et 2020, mais sous forme de kiosque numérique proposant des réductions à la carte : plus vous ajoutiez de titres à votre panier, plus le prix mensuel était dégressif. Un projet auquel participait déjà Arrêt sur images, qui avait d’ailleurs accusé le coup à la fermeture de la plateforme faute d’équilibre économique.

Aujourd’hui, le contexte a changé. La dépendance aux plateformes, la perte de visibilité sur les réseaux sociaux et des difficultés économiques poussent à mutualiser.

Deux modèles sont ainsi à l’étude. Dans le premier, si un·e lecteur·ice déjà abonné·e à un média quitte le site éditeur pour rejoindre la plateforme, le média garderait 100 % des revenus liés à cet·te abonné·e. Dans l’autre, la plateforme prendrait une commission sur les nouveaux abonnements. 

Un questionnaire adressé aux abonné·es des médias partenaires a permis de valider l’intérêt du projet. « On a reçu plus de mille retours. Les réponses, c’était "enfin, quoi !", un peu comme l’attente de l’union de la gauche », résume Jacques Trentesaux, co-porteur du projet et cofondateur du site d'investigation locale Mediacités.

Deux offres possibles envisagées

L’équipe planche actuellement sur deux formules d’abonnement. Une licence globale donnant accès à l’ensemble des contenus des médias partenaires, et une offre plus à la carte permettant de choisir quatre titres. Objectif : 10 000 abonné·es dans les deux ans et demi suivant le lancement. De quoi renforcer également un sentiment d’appartenance pour les lecteur·ices, qui deviennent ainsi des soutiens collectifs, et non plus uniquement des consommateur·ices individuel·les.

Une initiative démocratique

Porté aujourd’hui par une association réunissant les six médias partenaires, le projet repose sur un fonctionnement démocratique, où chaque décision est votée à la majorité.

Un outil éditorialisé

« Trois personnes équivalent temps plein feront tourner la machine, avec des newsletters quotidiennes, des vidéos hebdomadaires qui valorisent le meilleur des contenus des éditeur·ices partie prenante. On ne se contentera pas de juxtaposer les contenus des différents sites. Ce sera valorisé par de l'éditorialisation pour encourager la lecture », précise Jacques Trentesaux. L’ambition est d'aller chercher les lecteur·ices, dont l’attention est déjà mobilisée, en leur proposant une entrée éditoriale engageante. L'interface permettra par ailleurs de lire les articles soit directement sur la plateforme, soit sur les sites des éditeur·ices, au choix de l’utilisateur·ice.

Une alternative à Google News : Basta!

Imaginez un Google News où les sources principales s’appelleraient Reporterre, Mediapart ou Politis et où l’actualité serait filtrée à travers des prismes sociaux, écologiques, féministes. Là où La Presse Libre mise sur la simplicité d’accès, Basta! choisit de creuser la découvrabilité : un portail de curation humaine et engagée comme alternative aux algorithmes, où chaque contenu sera choisi, expliqué et assumé. 

Un portail contre les algorithmes et la sur-sollicitation

Lancée en 2015, la plateforme de curation de Basta! attire aujourd’hui 1 500 visites quotidiennes. Une communauté de niche, fidèle, plutôt âgée, et déjà familière de l’écosystème indé. Mais le potentiel reste sous-exploité. Le portail est peu visible, sans stratégie de monétisation, ni appel au don. 

Le projet est aujourd’hui de l’enrichir pour en faire un portail plus ambitieux. L’idée : remettre l’humain au cœur de la sélection de l’information et proposer une contre-routine de lecture envers la logique des réseaux sociaux où les contenus viraux priment souvent sur la qualité.

Ce portail n’est donc pas une plateforme sociale, ni un agrégateur automatique. Pas de j’aime, de commentaires, ni de partages. Seulement un espace pensé pour que le·la lecteur·ice puisse s’informer sans être sursollicité·e.

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D’autres médias font le pari d’investir sur leurs propres sites

Pour fidéliser un public habitué à TikTok ou X, certaines rédactions intègrent directement à leurs sites des formats inspirés des réseaux : fils d’actu dynamiques, vidéos verticales. En adoptant cette approche, ces rédactions ne se contentent plus d’être des fournisseurs de contenu pour les réseaux sociaux, mais s’affirment comme des produits à part entière, porteurs d’une expérience complète et autonome, tout en s’affranchissant des algorithmes. C’est dans cette logique qu’Urbania a lancé son « micro-mag », un format 100% numérique mêlant les codes du magazine traditionnel avec les formats typiques du web : vidéos verticales, sondages, etc. Diffusés et hébergés sur son site, ils incarnent l’ambition du média de reconquérir son audience hors des écosystèmes dominés par les GAFAM.

Lire notre article.

Un outil incarné

La sélection quotidienne du portail actuel est faite manuellement par une journaliste de Basta!, sans que ce travail soit réellement visible ou valorisé. Demain, l’équipe veut pousser ce service encore plus loin en misant sur l’incarnation des contenus : chaque sélection sera clairement justifiée avec des critères comme la pertinence, l’originalité, la qualité éditoriale et l’utilité pour le débat public. 

Les médias présents sur la plateforme devront quant à eux respecter trois critères : l’indépendance (au sens où ils ne dépendent pas d’intérêts extérieurs à la presse), leur adhésion à des valeurs démocratiques, sociales et écologiques, et enfin la fiabilité des informations publiées. Les médias peuvent être sélectionnés directement par Basta! ou proposer leur intégration au portail.

À cette sélection viendra s’ajouter un volet comprenant des dossiers thématiques, des revues de presse hebdomadaires et des formats courts, notamment vidéo, pour élargir les publics. À la rentrée, un·e journaliste sera recruté·e à temps plein pour animer cette partie.

Autre grande nouveauté : l’intégration d’un outil de personnalisation défini par l’utilisateur·ice. Point d’utilisation de données comme l’adresse IP, la géolocalisation ou l’historique de navigation, l’approche est volontaire et non intrusive. L’utilisateur ou l’utilisatrice pourra choisir, s’il·elle le souhaite, les thématiques et zones géographiques qu’il·elle souhaite suivre. 

Un modèle non marchand

Le portail fonctionne sans contrepartie financière pour les médias référencés. Ici, l’ambition est de générer du trafic qualifié, favoriser la découverte et encourager les croisements d’audiences entre médias indépendants. Mais il constitue un levier non négligeable pour Basta!, qui s’appuie régulièrement sur cet outil dans ses campagnes en touchant une audience au-delà de ses canaux habituels.

À terme, l’équipe espère autofinancer le portail via le don, notamment en s’appuyant sur ses newsletters et en consolidant une base mail partagée. Le projet porte une volonté de transmission : « Si dans trois ou quatre ans, ce portail a rencontré son audience, on pourra mettre les différents acteurs autour de la table et imaginer une coopérative gouvernée par l’ensemble de ces médias », précise Nicolas Camier, responsable du développement de Basta!, aux manettes du portail. Une première campagne a été menée avec succès, permettant au média de réunir les 160 000 € nécessaires pour créer cette nouvelle plateforme. 

Dans un premier temps, l’équipe suivra deux indicateurs : le trafic mensuel et la conversion vers les sites des médias partenaires. Viendront ensuite des données plus qualitatives, comme le temps passé sur la plateforme ou le nombre de liens consultés, pour mieux comprendre les usages.

Pour aller plus loin

  • Depuis trois ans, plusieurs grands médias français proposent leurs abonnements à prix réduits pour celles et ceux qui s’abonnent par le biais de leur compte Google. Ces partenariats bilatéraux faussent le prix de l’abonnement et créent une nouvelle forme de concurrence.
  • Dans un écosystème en crise, la plateforme de newsletters Substack semblait offrir une vraie émancipation : un outil facile à prendre en main, un modèle d’abonnement, et la possibilité de développer sa communauté. Mais en remplaçant un intermédiaire (média, réseau social) par un autre (Substack), on reste prisonnier d’une logique de plateforme, avec ses règles opaques et ses biais structurels. 
  • Bannis de Facebook et Instagram en 2023, les médias indépendants canadiens ont développé des formats et noué des collaborations pour rebondir. Si cette crise a représenté un coup dur non négligeable, elle a également poussé les médias à s’interroger sur leur rapport aux plateformes.
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Note de transparence

Médianes, le studio, a accompagné Basta! à l’hiver 2022 dans sa stratégie marketing, notamment autour du portail des médias libre. À leurs côtés, nous avons réalisé une étude de l’audience et une campagne de communication.
Mise à jour du 29 mai 2025 : la rédaction a temporairement mis à jour certains éléments de l'article à la demande d'un projet cité.
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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de stratégie.