« S’abonner avec Google » : accroître ses abonnements mais à quel prix ?

Depuis trois ans, plusieurs grands médias français proposent leurs abonnements à prix réduits pour celles et ceux qui s’abonnent par le biais de leur compte Google. Ces partenariats bilatéraux faussent le prix de l’abonnement et créent une nouvelle forme de concurrence.

Agathe Kupfer
Agathe Kupfer

Des abonnements bradés à moins 50% ou 70%, il ne s’agit pas d’une promotion du black friday mais bien d’une stratégie marketing mise en place par plusieurs grands médias comme L’Express ou La Croix. Seule condition pour bénéficier de ces prix au rabais ? S’abonner avec son compte Google en cliquant sur un simple bouton. Lancée en 2018 et implémentée par des médias français en 2020, la fonctionnalité « S’abonner avec Google » permet de s’abonner rapidement et facilement à ses médias préférés, à lire l’entreprise américaine. Cette fonctionnalité évite à l’abonné·e de remplir un formulaire et peut lui éviter d’entrer ses coordonnées bancaires si celles-ci sont déjà liées à son compte.

Capture d’écran de la page abonnement du Monde

Ce gain de temps faciliterait et encouragerait l’abonnement, défend Google. « Grâce à ce dispositif, les éditeur·ices peuvent augmenter leur nombre d'abonné·es et accroître le taux de transformation [le nombre de personnes qui ont souscrit à un abonnement après avoir été sensibilisées à cette offre, NDLR] », reconnaît Nikos Smyrnaios, Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Paul Sabatier, à Toulouse. Au-delà de cette simple fonctionnalité, Google a mis en place des stratégies marketing avec certains médias en proposant des réductions aux lecteur·ices qui s'abonnent via leur compte. Ainsi, pendant un an, l’offre numérique de Libération passe de 119 euros à 36 euros par an et celle du Monde de 10 euros 99 à 5,49 euros par mois

Des accords bilatéraux 

Depuis 2020, les abonnements numériques augmentent et constituent pour certains grands médias plus de la moitié de leurs abonnements, selon le dernier baromètre de la diffusion de l’Alliance de la presse d’information générale. Sans que cela ne coûte plus cher aux éditeur·ices, le partenariat proposé par Google leur permet d’accroître leur nombre d’abonné·es en simplifiant les démarches mais aussi en proposant un prix réduit. « Google abonde le différentiel » entre le prix initial et le prix au rabais, précise Laurent Mauriac, coprésident du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) et Rédacteur en chef du média en ligne Brief.me

Si Google communique publiquement au sujet de l’implémentation du bouton « S’abonner avec Google », l’entreprise ne dit rien des conditions de partenariat avec certains médias qui proposent leur abonnement à prix réduit. Ces accords sont bilatéraux et les conditions requises restent opaques. Contacté à ce sujet, Google affirme auprès de Médianes avoir « mis en place des partenariats avec quelques éditeurs pour les aider à optimiser leur utilisation de l'outil dans le but de faire évoluer [notre] produit afin qu'il corresponde aux attentes des éditeurs et des lecteurs » (sic).

« Ce type de programme concerne tous·tes les éditeur·ices mais ils n’ont pas les mêmes conditions », explique Nikos Smyrnaios. En s’appuyant sur le déroulement des négociations pour les droits voisins [un droit d’auteur réservé à la presse, NDLR], il considère que la stratégie de Google consiste à privilégier les médias les plus forts en leur assurant les meilleures conditions.

Négocier des conditions claires

Pour éviter cette distorsion de concurrence, le Spiil, qui représente 270 éditeur·ices, a négocié des conditions claires avec Google, déclare Laurent Mauriac, coprésident du syndicat. « Ces offres étaient de plus en plus présentes et les réductions de plus en plus importantes, explique-t-il alors que le syndicat commence les négociations avec Google en octobre 2022. Elles déstabilisent le marché dans une période d’inflation avec une sensibilité accrue au prix de la part des acheteur·ses. »

Après quatre mois de négociations, le Spiil obtient de Google l’accès à ces accords pour tous·tes les éditeur·ices sous quelques conditions. Les médias qui souhaitent en bénéficier doivent avoir une stratégie clairement orientée vers les abonnements numériques et leur part dans les revenus numériques doit être supérieure à 50%. Ce partenariat ne concerne que les médias d’informations publique et générale dont le nombre d’abonné·es est supérieur à 4 500. Ces médias doivent également disposer des moyens nécessaires pour supporter les coûts techniques de l’implémentation. 

Quant à la part prise en charge par Google et la durée du partenariat, l’entreprise américaine s’est engagée à appliquer les conditions des médias qui en bénéficient déjà. Elles ne peuvent cependant pas être vérifiées, Google gardant le contenu de ses contrats secret.

Guerre à la promo permanente

Bien qu’il ait négocié l’élargissement du partenariat, Laurent Mauriac considère le dispositif comme « mauvais pour le secteur de la presse ». « Il fausse la valeur de l’information pour le public », explique-t-il, ajoutant qu’il est difficile de revenir en arrière et d’appliquer le prix habituel de l’abonnement une fois ces offres mises en place. « C’est compliqué, cette guerre à la promo permanente, abonde Frédéric Desiles, Directeur stratégie, marketing et développement numérique pour le média Alternatives Économiques, elle fait rentrer dans la tête des abonné·es qu’un euro c’est le prix d’une information de qualité ». 

Cette fonctionnalité est également une incitation pour les abonné·es à utiliser Google car il s’agit du seul moyen pour payer son abonnement jusqu’à deux fois moins cher. Elle peut leur envoyer un mauvais signal estime Frédéric Desiles : « en tant que citoyen et lecteur sensible aux données personnelles, quand je choisis de m’informer avec un grand média national et que je vois Google, je m’interroge. » L’entreprise, qui a les informations des abonné·es, dispose de fait d’« un pouvoir d’intermédiaire » entre les abonné·es et les éditeur·ices, constate Nikos Smyrnaios.

De cette manière, Google cultive ses relations avec les éditeur·ices, particulièrement avec les plus important·es : « Quand on est une multinationale réglementée, ce type d’accord est toujours un outil d’influence, ce sont des gains politiques pour Google », argumente Nikos Smyrnaios. 

« Le dispositif est critiquable mais à partir du moment où il existe il faut qu’il s’applique de la façon la plus juste, la plus équitable possible et en générant le moins de distorsion de concurrence possible », estime Laurent Mauriac. En négociant avec Google, il espère que le syndicat a pu faire comprendre à l’entreprise qu’elle « ne pouvait pas faire n’importe quoi à partir du moment où elle a un tel poids dans le marché de l’information ». « Ils doivent garantir une forme d’équité entre les médias, sans quoi ça crée trop de perturbations sur le marché », ajoute-t-il.

Dans un contexte où Google est jugée et critiquée pour ses atteintes à la concurrence, Frédéric Desiles interroge la façon dont les médias peuvent avoir un discours critique sur l’entreprise et défendre ses intérêts face à elle alors qu’ils en sont dépendants, « encore plus quand cela touche les abonnements, c’est le nerf de la guerre ». 


Pour aller plus loin


Mise à jour du 14 décembre 2023 : la première édition de cet article présentait une citation partiellement tronquée. Nous avons corrigé cette citation.

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Agathe Kupfer Twitter

Agathe Kupfer est journaliste indépendante. Pour Médianes, elle analyse les stratégies marketing et éditoriale des médias.