Ouvrir la voix : le Festival Imprimé, pour un journalisme engagé

Juliette Cahen
Juliette Cahen

Le 26 mars dernier, le Fes­ti­val Imprimé, organ­isé par Médi­anes et Revue Far Ouest, a réu­ni jour­nal­istes, auteur·rices et créateur·rices de con­tenus dans une anci­enne ferme à prox­im­ité de Bor­deaux. Leur point com­mun ? Tous·tes défend­ent un jour­nal­isme capa­ble de réha­biliter les sujets délais­sés par le poli­tique, et aus­si, peut-être, par cer­tains médias.

Écolo­gie, fémin­ismes, jus­tice sociale… À quelques jours de l’élection prési­den­tielle, il nous a paru urgent de pren­dre le temps d’échanger sur ces thé­ma­tiques qui nous sont chères avec celles et ceux qui en ont fait une pri­or­ité édi­to­ri­ale. Dans une série de cinq tables ron­des, Médi­anes et la Revue Far Ouest ont don­né la parole aux médias défend­ent un jour­nal­isme engagé. Alors com­ment ils et elles trou­vent les moyens d’« imprimer » ces dis­cours dans notre société, dans les esprits et sur le papi­er ? Élé­ments de réponse.

Journalisme d’investigation : (en)quête de risque ?

Vio­lences sex­istes et sex­uelles, cor­rup­tion, affaires d’État : les jour­nal­istes enquê­tent sur le ter­rain et révè­lent au grand jour les faits, gestes et mécan­ismes de notre société. Par leurs écrits, ils et elles vien­nent bous­culer l’ordre établi, met­tent en lumière des phénomènes de grande ampleur et trans­for­ment de ce fait la société. « Juge », « pro­cureur », au-delà de leurs écrits, leur rôle est très sou­vent critiqué.

C’est pourquoi ce 26 mars, nous souhaitions en appren­dre davan­tage sur leur con­cep­tion du jour­nal­isme et les con­di­tions d’exercice de leur tra­vail. Inter­rogé par Jean Berth­elot de La Glé­tais, jour­nal­iste co-créa­teur de Pod­cas­tine, Patrick de Saint-Exupéry, cofon­da­teur de XXI et de la revue 6Mois, directeur de col­lec­tion aux Arènes, déclarait volon­tiers que le « ressort du jour­nal­isme, c’est la curiosité ». Pour lui, le jour­nal­iste n’est pas un juge mais bien plutôt un « passeur ». Mem­bre du col­lec­tif You­press, Sophie Bout­boul, qui écrit sur les vio­lences sex­istes et sex­uelles, affirme de son côté que l’enquête ne s’apprend pas à l’école, d’où l’importance du ter­rain : « les moyens tech­niques ne doivent pas rem­plac­er une présence sur place ». Les trois invité·es ont pointé les prob­lèmes liés à la con­cen­tra­tion des médias et à leur ges­tion par cer­tains patrons de presse.

Les médias seraient tan­tôt une « arène de com­bat », une « arme au ser­vice d’un pro­jet pré­cis » (Patrick de Saint-Exupéry), tan­tôt le « lieu priv­ilégié de pres­sions internes » — au sein de rédac­tions non indépen­dantes —, déclare de son côté Pauline Bock, jour­nal­iste chez Arrêt sur images. Cette dernière réaf­firme par ailleurs la néces­sité de « recouper les sources » pour enquêter cor­recte­ment. Une mis­sion qui se heurte au temps de l’enquête, qui, selon Patrick de Saint-Exupéry est devenu un luxe : « ceux qui peu­vent en béné­fici­er ont une énorme chance. »

Et pour cause : le méti­er de jour­nal­iste d’investigation se frag­ilise, de sur­croît chez les pigistes qui doivent gér­er leur compt­abil­ité (Pauline Bock) et con­sacr­er une grande par­tie de leur temps, non rémunéré — faute de salaire fixe —, aux procé­dures juridiques (Sophie Boutboul).

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Écologie : Dire l’indicible

Flo Laval a cofondé la Revue Far Ouest. Ce média a plusieurs ambi­tions, notam­ment celle d’échapper à la tra­di­tion­nelle logique de rubri­quage dans la presse, elle qui a ten­dance à faire d’un sujet comme l’écologie une thé­ma­tique plutôt qu’un pré-req­uis édi­to­r­i­al… Alors c’est assez naturelle­ment que pour cette sec­onde table ronde, Flo Laval a invité des intervenant·es à s’exprimer autour de la ques­tion suiv­ante : « Écolo­gie : peut-on sor­tir du déni ? ». Juli­ette Quef, prési­dente de Vert, Salomé Saqué, jour­nal­iste économie et poli­tique chez Blast et Vin­cent Mignerot, essay­iste et prési­dent d’honneur d’Adras­tia — une asso­ci­a­tion qui veut « anticiper et pré­par­er le déclin de la civil­i­sa­tion ther­mo-indus­trielle de façon hon­nête, respon­s­able et digne »—, auteur de L’Énergie du déni : Com­ment la tran­si­tion énergé­tique va aug­menter les émis­sions de CO2, se sont réuni·es autour de la table : change­ment cli­ma­tique, pol­lu­tion, cat­a­stro­phes écologiques…

Les signes d’un effon­drement écologique sont partout. Pour­tant, la men­ace ne sem­ble pas être prise au sérieux. Man­quons-nous d’in­for­ma­tions ? Pour Juli­ette Quef, cela ne fait aucun doute : les jour­nal­istes ont un pou­voir d’action non nég­lige­able. Le prob­lème, c’est l’effet d’agenda qui a ten­dance à ori­en­ter l’attention du pub­lic, pointe Salomé Saqué en rap­pelant que le pre­mier volet du rap­port du GIEC est sor­ti en même temps que… le trans­fert de Lionel Mes­si au PSG.

Les choix liés à la cou­ver­ture médi­a­tique des ques­tions écologiques ont ten­dance à répon­dre à des critères arbi­traires, d’autant plus quand le coup médi­a­tique est priv­ilégié par rap­port à l’intégration des jour­nal­istes spécialisé·es aux débats. Pour­tant « le jour­nal­isme, c’est informer les citoyens de ce qui est d’in­térêt général, afin que l’on puisse col­lec­tive­ment résoudre les prob­lèmes pri­or­i­taires » pour­suit la jour­nal­iste de chez Blast. Les ressorts de ce déni médi­a­tique sont pluriels ; pour Vin­cent Mignerot, il est même le fruit d’une demande, quoiqu’inconsciente : « On ne veut pas se pos­er la ques­tion de la prove­nance de ce qui fait notre con­fort. » Les solu­tions exis­tent, défend Juli­ette Quef, qui milite de son côté pour que les jour­nal­istes mon­tent en com­pé­tence sur ces sujets. « Chez Vert, on est pour réc­on­cili­er médias et citoyens autour d’un man­i­feste engageant. » Prometteur.

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Féminismes : Donner la parole

Au sein de l’é­cosys­tème médi­a­tique, l’imposition de fil­tres liés à une con­jonc­ture large­ment patri­ar­cale a ten­dance à asphyx­i­er la parole fémin­iste. Inter­rogées par Amélie Cois­pel, mem­bre des asso­ci­a­tions Médi­anes et Les Inter­nettes, Axelle Jah Njiké fon­da­trice du pod­cast Me My Sexe and I, Léa Cham­bon­cel, jour­nal­iste et pod­cas­teuse, autrice de Plus de femmes en poli­tique !, et Léa Drouelle,  jour­nal­iste et cofon­da­trice de Soroc­ité se sont exprimées autour de la cir­cu­la­tion médi­a­tique de la parole fémin­iste.

Le pod­cast devient une « radio libre » (Léa Cham­bon­cel), le seul canal sus­cep­ti­ble d’offrir une caisse de réso­nance sig­ni­fica­tive aux voix minori­taires. En tant que femme noire, Axelle Jah Njiké affirme qu’elle « n’avai[t] pas de place ailleurs. (…) Le fait qu’[elle] occupe sim­ple­ment l’e­space est poli­tique. » Puisqu’il offre une nou­velle fenêtre d’expression, le pod­cast autorise une cer­taine cohérence entre le dis­cours et les pra­tiques, ain­si qu’une maîtrise de l’angle fémin­iste. Léa Drouelle déplore à ce titre qu’au sein du débat pub­lic « on inter­dise l’usage du point médi­an tout en encour­ageant la fémin­i­sa­tion des métiers. ».

Si Léa Cham­bon­cel pose la ques­tion de la rémunéra­tion, elle fait front con­tre la notion de « média lucratif ».  Bien qu’il soit cer­tain que les jour­nal­istes doivent être rémunérés pour leur tra­vail selon elle, « un média n’est pas une entre­prise clas­sique ». Celle qui a décidé de baser son mod­èle de finance­ment sur les con­tri­bu­tions des auditeur·rices l’a fait dans un but : rester indépen­dante. Et être indépen­dante, c’est aus­si pren­dre le risque de voir ses idées repris­es par les médias main­stream. Tout cela arrive sans que les pro­duc­tri­ces du con­tenu ne perçoivent de salaire, rap­pelle Axelle Jah Njiké.

Alors, les nou­veaux médias peu­vent-ils chang­er la donne ? « Les “nou­veaux médias” n’ont sou­vent de nou­veau que le nom. Les mécan­ismes sont anciens, ce sont les mêmes per­son­nes der­rière » pour­suit-elle. Et si la force de la voix fémin­iste, c’était sa capac­ité à poli­tis­er un témoignage ? « Une fois qu’on en par­le, on réalise que c’est un sujet sys­témique » déclare Léa Drouelle.

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Comment raconter la France ?

Reportages, immer­sions, sondages, représen­ta­tiv­ité des rédac­tions… Avec Manon Boquen, fon­da­trice et rédac­trice en chef de la revue Pays, François Vey, rédac­teur en chef de Zadig, Inès Bel­gacem, rédac­trice en chef adjointe de Street­Press, nous nous sommes demandé·es s’il était pos­si­ble de par­ler à tous·tes les Français·es et s’il exis­tait des solu­tions édi­to­ri­ales et stratégiques pour racon­ter la France.

La France ou les Frances, d’ailleurs ? C’est la ques­tion que pose en creux Clé­mence Postis, rédac­trice en cheffe de la Revue Far Ouest, média ancré dans le Sud-Ouest, et mod­éra­trice de cette qua­trième table ronde con­sacrée à la mise en réc­it de la France.

Le rap­port des indi­vidus à leur ter­ri­toire est inscrit dans un sys­tème de rap­ports de force qui se lisent sur le papi­er. C’est en tout cas le con­stat que sem­ble faire Inès Bel­gacem qui revendique, avec le pro­jet porté par Street­Press, le besoin de met­tre en lumière celles et ceux dont on ne par­le pas plutôt que les « “expert·es trou­vés au débot­té” (…) On va don­ner la parole aux premier·es concerné·es qui vont nous par­ler de leur quarti­er, de leurs prob­lèmes, avec peut-être plus de réal­ité. »

Pays de son côté s’intéresse tous les six mois à un unique ter­ri­toire en procé­dant à « une mise en mots de la France ». Le pro­jet est né suite au mou­ve­ment des Gilets Jaunes, quand Manon Boquen a fait le con­stat que la con­cen­tra­tion des jour­nal­istes à Paris était plus qu’un enjeu théorique : « J’é­tais choquée que des jour­nal­istes parisiens ne com­pren­nent pas ce que pou­vait être la vie ailleurs(…) Pour l’in­for­ma­tion et la représen­ta­tion, le rôle des jour­nal­istes locaux est impor­tant, il faudrait que les grandes rédac­tions aient aus­si davan­tage de correspondant·es en régions. »

C’est aus­si pour cela que Zadig a pris le par­ti pris de doc­u­menter la France en dehors de l’actualité, et sous toutes ses facettes. Pour François Vey, il était urgent de racon­ter les his­toires des Français·es « inaudi­bles » vivant dans une France « invis­i­ble ». C’est le tra­vail con­joint d’écrivain·es, d’intellectuel·les, de pho­tographes et d’illustrateur·rices qui a don­né nais­sance à Zadig. Les illus­tra­tions sont d’ailleurs pour François Vey une manière de « se démar­quer de l’ensem­ble de la pro­duc­tion lit­téraire et jour­nal­is­tique qu’on peut trou­ver en librairie ». On en prend bonne note.

Les temps forts de la table ronde sont à retrou­ver sur notre compte Twit­ter.

L’avenir de la gauche : refuser l’ordre établi ?

Pour clore cette pre­mière édi­tion du Fes­ti­val Imprimé, il sem­blait néces­saire de revenir sur les moti­va­tions qui ont con­duit à l’organisation d’un tel événe­ment. Le 26 mars, on inter­ro­geait le méti­er de jour­nal­iste, l’exercice qui encadre l’activité liée à la pro­duc­tion des infor­ma­tions et un droit de tout un chacun·e : celui de savoir et d’avoir accès aux savoirs.

Pour Edwy Plenel, prési­dent et cofon­da­teur de Medi­a­part, ce droit est sans doute plus impor­tant que le droit de vote. Mais dans quelques semaines, pour­ra-t-on encore défendre un jour­nal­isme engagé ? C’est la ques­tion que pose Annabelle Per­rin, cofon­da­trice de La Dis­pari­tion, un média qui chronique les dis­pari­tions en cours dans notre monde. Qui de mieux pour inter­roger celle de la gauche ?

À son micro, Edwy Plenel a en effet débat­tu avec Rachid Laïreche, jour­nal­iste poli­tique à Libéra­tion, autour de la gauche et de son avenir :  idéaux, valeurs, com­bats, par­tis poli­tiques… Qu’en reste-t-il ? Pour Rachid Laïreche « la gauche d’aujourd’hui est une gauche qui veut plaire à la droite ». Edwy Plenel sem­ble de son côté sem­ble croire en la con­struc­tion d’un nou­v­el imag­i­naire : « la gauche ne va pas dis­paraître, car c’est un mou­ve­ment per­ma­nent d’é­man­ci­pa­tion, dont le moteur est les droits. ». Si elle est celle que dépeint Richard Laïreche « une gauche sérieuse et ordon­née qui a ten­dance à s’oublier », le rôle cri­tique des médias ne doit-t-il pas plus que jamais être réha­bil­ité ? Demain, com­ment sera abor­dée la ques­tion de la neu­tral­ité jour­nal­is­tique ? « On ne demande pas au jour­nal­iste de penser poli­tique­ment juste, mais d’in­former en pen­sant con­tre lui-même ». Et c’est signé Edwy Plenel, évidemment.

Pour retrou­ver les temps forts du débat, ren­dez-vous ici.

Actualité

Juliette Cahen

Juliette est responsable éditoriale chez Médianes. Elle est attentive aux enjeux liés au management et aux modèles qui prennent en compte l'humain, autant que le financier, pour être viables.