
Sarah Ichou, Le Bondy Blog : « J’ai souvent entendu : “Soit vous êtes un média, soit vous êtes une école.” Mais pourquoi choisir ? »
Sarah Ichou est directrice du Bondy Blog. Elle est invitée de la troisième saison de Chemins, le podcast de Médianes.
Dans cet épisode de Chemins, je reçois Sarah Ichou, directrice depuis 2023 du Bondy Blog, un média né dans l’urgence des révoltes de 2005, après la mort tragique de Zyed Benna et Bouna Traoré. Ce blog, imaginé par le magazine suisse L’Hebdo ne devait durer que trois mois. Mais ce qui ne devait être qu’une parenthèse a grandi, porté par une ambition : rendre les quartiers populaires visibles et entendus. Sarah incarne aujourd’hui une nouvelle génération à la tête d’un média qui a toujours cherché à transmettre des histoires et des savoir-faire. Comment un média pensé comme temporaire devient-il un acteur pérenne ? Comment gérer un média qui forme et accompagne des talents tout en acceptant qu’ils partent vers d’autres horizons ?
- L'origine du Bondy Blog : un média né dans l'urgence
En 2005, la France est secouée par des révoltes dans de nombreuses villes et banlieues après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois, suite à une course-poursuite avec la police. Dans ce contexte de tensions sociales et de représentation biaisée des banlieues dans les médias traditionnels, le Bondy Blog voit le jour. À l’origine, ce blog émerge de l’initiative de Serge Michel au journal suisse L’Hebdo, qui dépêche des journalistes sur place pour documenter la réalité du terrain.
« Le Bondy Blog est né dans l’urgence. L’urgence de raconter des histoires, d’incarner des récits avec dignité. À l’époque, les habitant·es des quartiers populaires n’étaient ni écouté·es ni regardé·es par les médias traditionnels. Alors, ce projet est né comme un pansement : nous représenter nous-mêmes. »
À ses débuts, le Bondy Blog n’avait pas vocation à être un média pérenne.
« On ne se lève pas un matin en se disant : “On va créer un média, voilà le business plan, voici l’équipe.” C’était une réponse immédiate à un problème criant. Aujourd’hui, presque 20 ans plus tard, on est toujours là, à raconter des histoires. Rien n’est réglé, et parfois c’est même pire. »
- Un média-école
Le Bondy Blog n’est pas qu’un média ; c’est aussi une sorte d’école ouverte, où les journalistes en herbe peuvent se former, sans avoir forcément les codes ou les diplômes traditionnellement attendus dans la profession. Ce double rôle fait aujourd’hui toute son identité.
« Nos conférences de rédaction sont ouvertes à tous·tes. N’importe qui peut venir proposer une idée, apprendre, et se faire accompagner. Mais cela demande un engagement de l’équipe qui va bien au-delà du journalisme classique. On n’apprend pas seulement à écrire : on accompagne, on transmet. »
Certain·es pourraient néanmoins penser qu’un tel modèle, où n’importe qui peut écrire et produire de l’information, pourrait nuire à la rigueur journalistique du média et donner une idée d’amateurisme.
« J’ai souvent entendu : “Il faut choisir, soit vous êtes un média, soit vous êtes une école.” Mais pourquoi choisir ? Les gens qui viennent au Bondy Blog apprennent en faisant. Ce qu’ils et elles produisent, c’est du journalisme, avec une rigueur qui est celle de journalistes professionnel·les. On est à la fois un tremplin et un espace d’apprentissage. Et les critiques, malheureusement ou heureusement, nous forcent également à nous montrer encore plus irréprochables. »
- Un journalisme qui assume son engagement
Sarah Ichou revendique une vision du journalisme profondément ancrée dans l’engagement. Pour elle, l’idée selon laquelle un·e journaliste pourrait être totalement neutre ou objectif·ve est non seulement une illusion, mais aussi une négation de la réalité du métier.
« Je ne comprends pas cette idée qu’il faudrait s’excuser d’être engagé. Tout·e journaliste est engagé·e d’une manière ou d’une autre : dans ses choix de mots, de sujets, dans le ton qu’il emploie. Les gens du métier qui me disent qu'ils·elles ne sont pas engagé·es, ça ne me rassure pas. Je me dis : mais tu fais ce travail pour quoi ? Si ce n’est pas avec engagement, pourquoi le faire? »

« Au Bondy Blog, on traite des sujets qui nous touchent, qui nous concernent. Ce n’est pas du militantisme mais de l’honnêteté. Je préfère de loin quelqu’un qui assume son point de vue qu’un robot qui prétend à l’objectivité absolue. »
- Diriger le Bondy Blog
Sarah Ichou a publié son premier article sur le Bondy Blog à 14 ans, et n’est par la suite jamais restée loin du média. Elle en assure aujourd’hui la direction, et porte une perspective unique sur cette responsabilité, marquée par l’importance de l’héritage et de la transmission.
« Être directrice du Bondy Blog, c’est à la fois une chance et une immense responsabilité. On ne peut pas comprendre ce média si on ne l’a pas vécu de l’intérieur. C’est comme une vieille voiture : il faut savoir comment tourner la clé pour qu’elle démarre. »
« Tu ne peux pas arriver et dire “ok, ça va être comme ça, on va poser tel management, tel principe”… Non. Le Bondy Blog n’est pas une start up avec une table de ping-pong et des gens en Stan Smith. Le Bondy Blog, c’est une école, une rédaction, un endroit où on fait des enquêtes et où on parle parfois à la première personne, avec à la fois des articles fouillés et des contenus drôles sur les réseaux sociaux. C’est un endroit profondément hybride. Pour comprendre tout cela, il faut quand même avoir pas mal traîné dans le coin. Il faut connaître son histoire : avoir conscience de tout ce que le Bondy Blog représente, de toutes les phases compliquées auxquelles le média a pu faire face. »
Diriger le Bondy Blog, c’est aussi accepter de s’y investir entièrement. Une mission qui peut devenir épuisante, tant elle demande un investissement personnel intense. À propos de Nordine Nabili, cofondateur et ex directeur du Bondy Blog, StreetPress écrivait en 2020 : « Voilà cinq ans que Nordine Nabili, le directeur historique, a quitté son poste. Il en est sorti lessivé. “J’étais obsédé par la gestion des découverts, par payer tout le monde en temps et en heure.” De manière plus personnelle, il raconte son “tunnel de dix ans, où [il n’a] pas vu grandir [ses] mômes”. “C’était épuisant.” »
Une pression dont Sarah Ichou a conscience, mais qu’elle sait temporaire. « Quand on prend le flambeau, on sait qu’on met notre vie entre parenthèses. On est sollicité·e en permanence, et on sent cette pression de vouloir toujours faire mieux. Par contre on sait qu'il y a un début et qu'il y a une fin. On sait qu'à un moment, on va repasser le flambeau parce que c'est sain de le faire. C'est une très forte implication sur un certain temps. On m’a donné les conseils que l’on donnerait à un·e athlète : adopte une bonne hygiène de vie, dors bien la nuit, bois de l'eau. »
- Une première campagne de levée de fonds
Face à la baisse de ses subventions, le Bondy Blog doit aujourd’hui trouver de nouvelles solutions pour survivre et continuer à grandir.
« Faire de l’info, ça coûte de l’argent. Mais chez nous, tout est gratuit : l’accès, les contenus, la formation. Pourtant, tout cela a un coût. On demande donc à nos lecteurs et lectrices de nous soutenir en organisant notre première campagne de levée de fonds pour rester libres et indépendant·es. »
Malgré les contraintes, Sarah Ichou insiste sur la capacité du Bondy Blog à trouver des solutions. Une résilience marquée dans son identité.
« On nous a toujours dit : “La porte est fermée.” Alors, on a appris à passer par la fenêtre. C’est ça, notre force : ne jamais abandonner, trouver des solutions même dans l’urgence. »
Elle voit la levée de fonds actuelle comme une étape nécessaire pour pérenniser le média : « Après 20 ans, il est temps pour le Bondy Blog d’avoir les moyens de ses ambitions, et d’aller au bout de son indépendance. »
- Former et laisser partir : une rédaction tremplin
Le Bondy Blog a toujours eu un rôle de tremplin pour ses membres, formant des journalistes qui poursuivent ensuite leur carrière dans d’autres rédactions.
« Le Bondy Blog est une école, et c’est essentiel qu’il le reste. Mais on aimerait pouvoir garder nos talents plus longtemps, leur offrir une stabilité. Cela passe par un développement de nos moyens. Mais d'un autre côté, je pense qu'il ne faut pas être égoïste. Il faut se dire aussi qu’il peut être nécessaire de laisser les gens partir pour mieux revenir. Beaucoup le font, parce que le Bondy Blog, c’est une famille. »
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