Face au mur : Pourquoi les médias misent sur les paywalls
De plus en plus de médias comme CNN et Reuters font le choix de verrouiller leurs contenus. Si ce pivot stratégique vise à compenser la baisse des revenus publicitaires et à renforcer leur indépendance, il soulève des questions sur l'impact pour les lecteur·ices.
Récemment, plusieurs médias ont annoncé l'instauration d'un paywall, un mur obligeant les lecteur·ices à payer, pour des contenus qui étaient jusqu'à maintenant principalement accessibles gratuitement. C'est le cas, par exemple, de Reuters et de CNN. Dans le groupe Vox, l’idée fait également son chemin et pourrait concerner l’un de ses médias phare, The Verge. Même le New York Times, qui propose déjà la majorité de ses articles sous paywall, durcit ses conditions d'accès. Si ces podcasts étaient disponibles pour tous·tes, désormais seul l’épisode le plus récent sera gratuit. Pour le reste, il faudra souscrire un abonnement.
Évidemment, la pratique n’est pas nouvelle et ne concerne pas que des grands médias américains mais ces récentes annonces témoignent d’une volonté de reprendre en main son modèle face à des revenus publicitaires en berne, une crise du trafic provenant des réseaux sociaux et la gourmandise d’intelligences artificielles peu scrupuleuses.
Reprendre le contrôle sur ses sources de financement
Face à l’instabilité des revenus publicitaires, les médias cherchent des solutions plus durables pour garantir leur indépendance économique. En 2023, le marché de la publicité a connu de fortes fluctuations obligeant des médias comme CNN à repenser leur modèle pour assurer leur pérennité. ». Selon Axios, le fait de « sacrifier quelques millions de vues publicitaires au profit d'un revenu plus fiable provenant des abonnements pourrait s'avérer judicieux d'un point de vue économique ». Un souhait de mettre en place des revenus plus stables qui se fait d’autant plus pressant pour certains médias du secteur de l’audiovisuel. Comme le signale CJR, la moyenne d’âge des abonné·es TV de CNN est de 67 ans et leur nombre est en chute libre : « Au cours des quatre dernières années, le nombre d'abonné·es au câble a chuté d'un tiers, les audiences sont en baisse et cette année, pour la première fois, les annonceurs devraient dépenser plus sur les plateformes de vidéo en ligne et le retail media que sur la télévision ». De plus, la suppression des cookies tiers sur des navigateurs comme Safari ou Chrome pourrait rendre les sites d’informations bien moins attractifs pour les annonceurs comme le souligne Mark Stenberg, journaliste chez Adweek : « Les annonceurs qui continuent à faire de la publicité sur le web travailleront avec moins de sites, car seuls les médias disposant de solides bases de données qu’ils auront eux-mêmes récoltées seront en mesure d'offrir le type de ciblage qu'ils souhaitent ».
Assurer des canaux de distribution efficaces et indépendants des algorithmes
Si ces murs peuvent effectivement convertir des lecteur·ices en abonné·es payant·es, ils constituent aussi un bon moyen de récupérer leurs coordonnées, permettant d’une part de satisfaire les besoins des annonceurs mais également de créer un canal de communication plus direct avec sa communauté. Alors que les relations entre les réseaux sociaux et les médias s'effritent, ces derniers s'inquiètent en effet de perdre contact avec leur lecteur·ices. Meta ne veut plus mettre en avant des contenus « politiques » sur ses plateformes et le patron de X affiche un dédain non dissimulé pour la presse et les journalistes. Avoir un lien direct avec leur public devient donc essentiel pour préserver une relation de confiance et une indépendance éditoriale. En somme, écrire avant tout pour son lectorat plutôt que pour satisfaire les exigences de plateformes peu soucieuses de soutenir un journalisme de qualité. En juin dernier, avant la mise en place d’un paywall, CNN avait déjà expérimenté l’usage d’un mur incitant certain·es de ses lecteur·ices à renseigner leur adresse mail pour poursuivre leur lecture. Une méthode qu’a également privilégiée la rédaction d’Alternatives Economiques, misant sur un mur d’inscription incitant ses lecteur·ices à s’abonner à leurs newsletters afin de lire leurs contenus.

Une stratégie de conversation jugée plus « douce » qui cherche avant tout à engager un dialogue et à fidéliser de nouveaux·elles lecteur·ices, avant de passer à l’abonnement payant. Les murs dit « dynamiques », proposant par exemple dans un premier temps de créer un compte avant de suggérer un abonnement si l’accès au site devient plus récurrent, permettent également de convaincre progressivement son lectorat.
Lutter contre l’usage abusif de ses contenus par des IA
Le média indépendant 404 Media, spécialisé dans les sujets tech, a récemment instauré un mur d’inscription (registration wall), demandant à ses lecteur·ices de fournir au moins une adresse mail pour poursuivre leur lecture. La rédaction évoque deux raisons : le besoin d’un contact direct par mail avec sa communauté, mais aussi la volonté d’empêcher les IA de se nourrir de leurs contenus.
Pour les médias, cette démarche s'inscrit dans une stratégie plus large visant à préserver la qualité et l’intégrité de leurs travaux. Mais cette méthode est loin d’être totalement infaillible. La firme Perplexity, à l’origine d’un moteur de recherche du même nom basé sur l’IA, a été pointée du doigt à plusieurs reprises par certains médias pour avoir utilisé leurs contenus sans autorisation, même lorsque ceux-ci étaient sous paywalls.
Retirer les murs d’abonnements pour privilégier la fidélité et le trafic
Évidemment, la pratique est loin d’être une généralité. Certains médias prennent un chemin différent en retirant les paywalls de leurs sites, qui nécessitaient jusqu’alors un abonnement payant, pour les remplacer par des parcours plus abordables pour les lecteur·ices. Ce fut par exemple le cas de Time ou du Chicago Sun Times, préférant privilégier des modèles reposant sur l’adhésion (membership) et souhaitant encourager le trafic sur leurs sites. Certains médias lèvent également périodiquement leurs murs d’abonnement afin de permettre à des lecteur·ices de découvrir leurs contenus dans le cadre de « portes ouvertes », à l’image de Télérama ou de Mediapart. Le pari : leur faire découvrir le contenu lors d’un temps dédié afin de les convaincre de s’abonner par la suite.
Les lecteur·ices pourront-ils·elles suivre ?
Lorsque des médias comme Mediapart ou Arrêt sur images font le pari de faire payer l’information aux internautes à la fin des années 2000, l’idée paraissait quelque peu saugrenue. À cette époque, l’industrie s’accorde plutôt sur le fait que personne ne payerait pour des contenus sur Internet. Depuis, les pratiques ont évidemment changé, Mediapart et Arrêt sur images ont conservé ce modèle et une grande partie des médias tirent davantage de revenus de leurs abonnements numérique que papier. Pour autant, la pratique n’est pas largement adoptée par le public français. Si l’on regarde les résultats du Digital News Report du Reuters Institute, qui analyse les habitudes de consommation d’information en ligne, on apprend qu’en France seulement 11% de la population paye pour accéder à des contenus numériques. Les murs d’abonnements constituent même des repoussoirs pour les jeunes générations. Une étude menée sur des personnes âgées entre 26 et 30 ans en Norvège, un pays dans lequel 40% de la population paye un abonnement à un titre de presse, met en lumière trois raisons qui expliquent cette réticence :
- Le sentiment que des informations sous paywall peuvent de toute manière se trouver gratuitement ailleurs
- Une gestion des abonnements chronophage pour des lecteur·ices qui ont l'impression de devoir jongler entre plusieurs médias
- Une réticence à s’investir financièrement dans une seule source d’information
Des résultats qui posent question sur l’accès à une information d’intérêt public, dont la production a tout de même un certain coût, pour une génération qui préfère aller chercher ailleurs, quitte à se baser sur des sources moins fiables.
De plus, selon le Digital News Report, les personnes qui s'abonnent à des titres de presse payent un seul abonnement en moyenne, voire deux dans certains rares pays, dont la France. Avec la multiplication des paywalls, deux scénarios se présentent : soit les lecteur·ices paieront plus d’abonnements, soit ils et elles devront faire des choix, mettre fin à leurs abonnements pour lire autre chose, ce qui augmentera naturellement la concurrence entre les médias … ou le besoin de mutualiser les offres.
Un problème auquel la plateforme en ligne « La Presse Libre » avait tenté de répondre en proposant une formule d’abonnements groupés. Le site avait néanmoins fermé ses portes en 2022. Une situation qui avait causé quelques ennuis à la rédaction d’Arrêt sur images, bien consciente du problème de la multiplication de ces modèles reposants sur l’abonnement et de la nécessité d’une solution efficace : « Nous sommes également pleinement partie prenante dans le projet d'une plateforme d'abonnements à tarifs préférentiels, commune à la presse en ligne indépendante, améliorant et renforçant l'ex-plateforme La Presse Libre, et qui apportera une réponse concrète à cette remarque, très juste, que nous entendons trop souvent : "On n'a pas les moyens de s'abonner à tout !" ».
Pour aller plus loin
- Vous souhaitez mettre en place un mur d'inscription pour permettre à votre lectorat d'accéder à vos contenus ? On a fait le point sur cette stratégie avec Madeleine White.
- Une liste d’exemples de paywalls repérés chez plusieurs médias.
- Comment mieux gérer les partages « sous le manteaux » de vos contenus sous paywall ? Quelques bonnes pratiques.
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