L’après-publication : nouveau terrain du journalisme

Alors que les usages se diversifient, Mediapart, L’Informé et Disclose empruntent de nouveaux chemins pour engager leurs publics : vidéos, carrousels, événements… autant de relais pour prolonger l’impact d’une enquête.

Owen Huchon
Owen Huchon

150 dates en France, un tour-bus, des dizaines de milliers de billets vendus… Ce qui ressemble à la tournée du dernier artiste en vogue n'est autre que le programme de Mediapart pour raconter l'une de ses enquêtes les plus emblématiques : « l'affaire libyenne », scandale politico-financier parmi les plus retentissants de la Ve République, s’étendant sur plus d’une décennie et sur deux continents. « Personne n’y comprend rien », préférait balayer son protagoniste, Nicolas Sarkozy, avec une pointe de satisfaction et un espoir à peine dissimulé de voir l’affaire sombrer dans l’indifférence, étouffée par sa complexité.

La rédaction de Mediapart a pris le pari inverse : multiplier les formats pour rendre l’enquête compréhensible et accessible. Adaptation à l'écran avec le film « Personne n’y comprend rien », distribution dans les librairies avec une BD, tournée dans les rues de Paris en bus pour visiter les lieux emblématiques de l’enquête et sur Internet avec des podcasts, vidéos et formats interactifs. Une stratégie de diffusion tous azimuts, inédite par son ampleur, et emblématique d’une transformation plus large du journalisme : publier ne suffit plus.

De nouvelles attentes, de nouveaux usages

Pour exister dans les agendas des lecteur·ices et dans les flux saturés des réseaux sociaux, les médias doivent redoubler d'inventivité et penser la diffusion comme partie prenante du travail journalistique. Julie Sockeel, directrice marketing chez Mediapart, le constate : « Les modes de communication et d'information ont changé en 10 ans et ça évolue assez rapidement ». Un changement de pratique chez les lecteur·ices, que le média en ligne a observé à travers sa propre étude d’audience, disponible sur son site, et que confirment les données du Reuters Institute dont le dernier rapport souligne par exemple l'inexorable progression des plateformes vidéo comme sources d'information privilégiées, notamment chez les jeunes. « Il y a une certaine "concurrence" avec les autres médias d’une part, mais également avec les personnes qui deviennent leurs propres éditeur·ices ou leurs propres médiums », ajoute Mathias Destal, cofondateur et rédacteur en chef du média d’investigation Disclose. La compétition ne se joue plus seulement entre rédactions : elle inclut aussi les influenceur·euses, créateurs et créatrices de contenus, qui redéfinissent les circuits de l'information sur Internet. Dans ce contexte, où l’engagement envers l’information en ligne stagne voire décline (Reuters Institute), les rédactions s’adaptent.

Des rédactions qui deviennent leur propre relais

Compte tenu de ces enjeux, les rédactions ont été incitées à interroger leurs codes afin de « franchir le mur du son » comme le formule Mathias Destal. S’il ne s’agit pas d'abandonner les articles-fleuves, et encore moins les enquêtes sur le temps long, les rédactions en reconnaissent désormais les limites en matière de diffusion face à une attention plus volatile, les incitant à explorer des méthodes de diffusion de l’information mieux adaptées aux usages contemporains, notamment sur les réseaux sociaux.

Ce mouvement se traduit par l’émergence de nouveaux formats et de nouveaux métiers. Chez L'Informé, média spécialisé dans les enquêtes politiques et financières, la journaliste Zoé Pinet décline les enquêtes du média en formats courts pour TikTok et Instagram. Un travail pleinement journalistique qui respecte les mêmes codes et pratiques de ses collègues à l’origine des enquêtes : « Quand j’écris mon script, il est validé par les red-chefs, puis par des allers-retours avec les journalistes pour certifier l’exactitude des informations » décrit-elle.  

Pour les rédactions qui ne disposent pas de postes spécifiquement dédiés aux réseaux sociaux, cette extension du champ d’action journalistique vers des territoires traditionnellement associés à la communication et au marketing s'est traduite par de nouvelles formes de collaboration entre services. Mediapart a ainsi repensé son organisation pour favoriser les passerelles entre les différents pôles. « Je reste convaincue que les services ont quasiment tous la même mission », assure Julie Sockeel. « On va le faire avec différents leviers et outils, mais in fine, on va tous·tes avoir le même enjeu : promouvoir le contenu et faire en sorte de toucher l'audience qu'on s'était fixée au départ. Ça nécessite de travailler main dans la main ». Afin de faciliter ce décloisonnement, Mediapart a engagé un travail de pédagogie pour lever les réticences, explique-t-elle : « Le marketing, c'est un mot très galvaudé. Parfois, il peut y avoir une petite connotation négative sur son rôle (...). Il attise tout de même la curiosité de pas mal de journalistes ».

Chez Disclose, nul besoin de décloisonner les services : l’équipe marketing n’existe pas, ce sont les journalistes qui s'y collent. Un modèle qui, selon son cofondateur, présente l'avantage de penser la diffusion des enquêtes dès leur rédaction : « On l'a internalisé dans le process éditorial, ça intervient très tôt », confirme le rédacteur en chef. Étant produits par leurs journalistes, les contenus destinés aux réseaux sociaux comportent une dimension éditoriale importante et ne sont plus pensés comme de simples produits d'appel pour l'article original : « On essaie de parler à une autre audience et d'avoir un contenu qui est autonome de l'article publié sur le site. On ne se dit pas que ça doit nous ramener des lecteur·ices sur le papier qui fait 15 000 signes. S'ils·elles ont lu notre post, c'est déjà super. Ils·elles connaissent Disclose et ont accès à l'info. C'est tant mieux. » Une vision que partage Zoé Pinet, pour qui ses vidéos ne s'inscrivent nécessairement dans une stratégie de conversion : « Le public des vidéos n’est pas celui du site. Ce qu’ils·elles veulent, c’est l’information, pas nécessairement l’article long ».

Une recherche d’accessibilité

Carrousels Instagram, vidéos verticales sur TikTok, structures en carton-pâte, collages... Ces nouveaux formats journalistiques ont pu susciter des réactions condescendantes chez certains vétérans de la presse, pour qui le « vrai » journalisme reste indissociable de l'enquête approfondie, minutieusement rédigée dans la tradition du grand reportage. Mais désormais, la donne a changé, constate Julie Sockeel : « Je pense que c'est l'enjeu de tout le monde, de tous les médias, d'être plus accessibles. Et peut-être que l'effort est plus important chez Mediapart parce qu'on a donné la priorité à l'écrit et au fond pendant de très nombreuses années et que la forme est arrivée bien plus tard ». Le média, qui a transposé en ligne l'architecture traditionnelle d'un journal avec sa Une et ses rubriques, a ainsi progressivement intégré de nouveaux outils à sa stratégie afin de se rendre plus accessible : diffusions sur Twitch, expérimentations sur TikTok, production régulière de podcasts… Même ses articles proposent désormais des résumés dans des encarts intitulés « Pas le temps de lire cet article ? » ou une version audio.

Pour Mathias Destal, l'intérêt des rédactions pour le développement de nouveaux formats pensés pour les réseaux sociaux, voire pour la vulgarisation, ne constitue en rien une dilution du journalisme. Au contraire, il y voit un retour à l'essence même du métier : expliquer et transmettre l’information. « On arrive à l’information la plus pure que l’on voulait verser au débat public », explique-t-il. « Les réseaux sociaux, je ne trouve pas que ce soit ingrat, grossier ou vulgaire. Au contraire ».

Fort de ses 41 000 abonné·es sur Instagram, Disclose mise en grande partie sur ce réseau pour diffuser ses enquêtes. Le format carrousel y est régulièrement mobilisé pour condenser et structurer les faits d’une enquête. Une forme de vulgarisation encore parfois « snobée » dans certaines sphères du métier, bien que les mentalités ont beaucoup évolué ces dernières années. Zoé Pinet se souvient : « En école de journalisme, j'étais dans une majeure Vidéo Web, et concrètement on faisait des vidéos face caméra et du découpage toute la journée (...) Ceux qui étaient en majeure Télévision passaient parfois dans notre salle et se marraient ». Aujourd’hui, ces pratiques « artisanales » permettent justement aux rédactions de se glisser parmi les contenus produits par des internautes lambdas, maximisant leur chance d'être vus et consommés par un public en quête d'authenticité plutôt que de grandes institutions ou d'IA.

Une évolution qui pousse les rédactions à s'intéresser à des dimensions autrefois considérées comme accessoires, voire superficielles — comme l'esthétique visuelle. La raison ? Un contenu complexe passe mieux si les images sont soignées, les typographies lisibles et les infographies claires. Dans ce domaine, « il y a un soin tout particulier et des efforts renouvelés, avec toute une équipe design à Mediapart qui n'existait pas auparavant », confirme Julie Sockeel. 

Cette attention accrue reflète en France l’émergence d’un véritable journalisme visuel, à la croisée du graphisme, de la narration et de l’information, devenu central pour faire circuler des récits complexes dans des environnements numériques saturés. Elle incarne aussi une certaine vision du design graphique dans les médias : non pas une simple mise en forme, mais un lien essentiel entre le média et son public. La forme y sert pleinement le fond, en donnant à voir, à comprendre et à retenir.

De la diffusion à la fidélisation : un nouvel équilibre à trouver

Mais cette stratégie a un coût. Elle impose des arbitrages, comme en témoigne la campagne menée par Mediapart autour de l’affaire libyenne : « Refaire tous ces efforts pour toutes les affaires de Mediapart est impossible. [...] C'était vraiment un investissement très important de toute l'équipe », explique Julie Sockeel.

Organiser des événements, produire des formats variés : tout cela mobilise du temps et des équipes. Mathias Destal en convient, évoquant « beaucoup d'énergie qui n'est pas passée à enquêter ». La clé selon lui : ne pas s’éparpiller et privilégier la qualité sur la quantité. « On n'est pas sur Snapchat, on n'est pas sur TikTok, parce qu'il faut allouer des ressources considérables à chaque fois qu’on va sur un réseau. Il faut le prendre sérieusement. Si on va quelque part, il faut essayer de l'investir de manière professionnelle ».

Un choix stratégique d’autant plus critique que ces plateformes sont instables. Si elles permettent d'atteindre des publics éloignés des canaux traditionnels, elles placent aussi les médias dans une position de vulnérabilité. Leur politique peut changer du jour au lendemain, comme l’a montré le cas canadien avec Meta, privant brutalement les rédactions de ces audiences durement conquises.

Face à cette incertitude, l’enjeu devient aussi de transformer l’exposition en lien durable, en convertissant les audiences vers des outils propriétaires : sites, newsletters, espaces membres ou communautés en ligne. Des canaux où le média maîtrise l’expérience, la relation et les données, et peut ancrer un véritable lien éditorial et communautaire dans le temps.

Pour aller plus loin

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Note de transparence : Médianes, le studio, accompagne les équipe de Disclose et de L'Informé depuis 2024, sur des sujets marketing, managériaux et tech, et dans le cadre du Programme Médianes.
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Owen Huchon est journaliste chez Médianes. Il est en charge de la communauté et de la newsletter des 10 liens.