S’allier entre médias et faire l’événement

Margaux Vulliet
Margaux Vulliet

À l’occasion d’événe­ments majeurs comme l’élection prési­den­tielle, cer­taines rédac­tions s’al­lient pour con­stru­ire des pro­jets édi­to­ri­aux de con­cert. Lumière sur les couliss­es des « con­tre-soirées élec­torales » avec Loop­sider et Street­Press.

Les soirs des pre­mier et deux­ième tours de l’élection prési­den­tielle, Loop­sider, Binge Audio et Pipole n’ont pas suivi la grand-messe des résul­tats à la télévi­sion. Ils ont plutôt choisi d’animer leur pro­pre émis­sion : la con­tre-soirée élec­torale, sur Twitch. « Non pas pour tourn­er le dos aux grandes chaînes, c’est une manière de s’adresser à notre audi­ence qui, de toute façon, ne regardera pas TF1 ou France 2 », assure Harold Grand, chef d’édition à Loop­sider. Le soir du pre­mier tour, le média s’est entouré de la chaîne Twitch Pipole et du stu­dio de pod­casts Binge Audio. L’objectif de la soirée ? Par­ler de poli­tique sans poli­tiques. Dif­fusée sur la chaîne de Pipole à l’aide des moyens sonores de Binge Audio et de l’équipe de Loop­sider, l’émission a été pen­sée par les trois rédactions.

« Être en phase avec la demande »

Le dimanche 10 avril à 17 h, alors que les bureaux de vote sont loin d’avoir fer­mé, les rédac­tions son­nent déjà le coup d’envoi. Pour patien­ter jusqu’à l’annonce des résul­tats à 20 h, les équipes des trois médias ont prévu un pro­gramme chargé et de nom­breux·ses invité·es : Alexan­dre Léch­enet (data-jour­nal­iste et auteur de la newslet­ter Arobase) pour par­ler sondages ou l’ac­tiviste écol­o­giste Camille Eti­enne. Johan Huf­nagel, le cofon­da­teur de Loop­sider, inter­vient en pre­mier sur le plateau pour expli­quer le pro­jet : « Les chaînes ont mon­tré elles-mêmes que les soirées élec­torales s’es­souf­flent. Il paraît assez clair qu’aujourd’hui, le pub­lic qui veut s’informer va sur les plate­formes. Même si la tra­di­tion des résul­tats à la télé reste, l’idée est d’avoir accès à d’autres débats, de sor­tir de la nar­ra­tion habituelle et d’être en phase avec la demande de notre audi­ence ».

Capture Twitter @pipole
Cap­ture Twit­ter @pipole

Durant la soirée, quelques petits couacs tech­niques ont fait leur appari­tion : avec les jour­nal­istes en duplex dans les QG de cam­pagne, l’annonce des résul­tats plusieurs min­utes après qu’ils soient tombés à la télévi­sion. Ça tombe bien puisque l’ADN de Twitch c’est ça : ne pas tou­jours regarder la mon­tre, gér­er le direct à l’aune des com­men­taires, dis­cuter et cou­vrir les imprévus. Pour cette pre­mière soirée, l’émis­sion dif­fusée aus­si en direct sur le compte Face­book de Loop­sider compte 20 000 vues en cumulée sur cette plateforme.

« Une expérimentation éditoriale »

La rédac­tion de Loop­sider est allée chercher « Binge Audio, puisqu’on se con­naît bien et on se com­plète bien dans les lignes édi­to­ri­ales, pour­suit Harold Grand. Notre pub­lic n’attend pas de regarder une inter­view d’une per­son­nal­ité poli­tique mais du con­cret avec des témoins du réel. Ensuite, nous cher­chions un dif­fuseur, j’ai donc con­tac­té Pipole ». Au pro­gramme, des dis­cus­sions avec des jour­nal­istes, des mil­i­tants pour par­ler san­té, édu­ca­tion ou encore extrême droite. Les trois médias se sont donc alliés pour pro­pos­er un for­mat plus conséquent.

Une for­mule qui per­met à la fois de dif­fuser un con­tenu qui, « si nous l’avions fait seul dans notre coin le ren­du n’aurait pas été chou­ette, Pipole a déjà le matos, la pro­duc­tion, une réal­i­sa­tion de qual­ité ». L’autre avan­tage est de mutu­alis­er les audi­ences même si la soirée relève plutôt de l’ex­péri­men­ta­tion : les équipes n’avaient pas d’objectif de chiffres, d’image, « c’était un exer­ci­ce pour nous ». Rebe­lote le soir du sec­ond tour, le 24 avril, qui compte 700 vues sur le Twitch de Pipole. Loop­sider réflé­chit déjà à mul­ti­pli­er ce ren­dez-vous pour d’autres évène­ments et à terme à trou­ver une for­mule pour une émis­sion plus récur­rente. Mais c’est « vrai­ment un gros boulot de pré­pa­ra­tion donc il faut qu’on voit ».

Proposer une alternative

D’autres rédac­tions se sont égale­ment regroupées pour une con­tre-soirée élec­torale : Le Média a pro­posé à Street­Press, au Bondy Blog, à Radio Par­leur et à Regards de les rejoin­dre dans leur stu­dio. « Ce qui nous intéres­sait c’était de sor­tir du com­men­taire sportif que l’on trou­ve sur les grandes chaînes », explique Math­ieu Molard, rédac­teur en chef de Street­Press, et qui a co-présen­té l’émission aux côtés de Théophile Kouamouo du Média ou Hélé­na Berkaoui du Bondy Blog. Pour l’émis­sion du pre­mier tour, Le Média compte env­i­ron 120 000 vues en cumulé sur sa chaîne Youtube puis 93 000 vues con­cer­nant le sec­ond tour.

Cap­ture de la con­tre-soirée élec­torale sur la plateau du Média.

Sans se plac­er dans une oppo­si­tion frontale con­tre les grandes chaînes d’in­for­ma­tion, il souhaite davan­tage con­stru­ire une alter­na­tive : « sur les chaînes d’info on compte les points, on analyse la tech­nique et la tac­tique des can­di­dats, on ne par­le pas de poli­tique mais de stratégie. Dans notre émis­sion nous voulons don­ner la parole à la société civile, expli­quer les pra­tiques poli­tiques du quo­ti­di­en avec des mil­i­tant·es, des avo­cat·es ». Durant deux heures d’émission, les invité·es s’en­chaî­nent sur le plateau comme l’économiste Thomas Porcher, la con­seil­lère de Paris France Insoumise Danielle Simon­et, le député Aurélien Taché ou l’avocat Raphaël Kempf.

Parler à d’autres audiences

Ce n’est pas la pre­mière fois que les cinq rédac­tions tra­vail­lent ensem­ble puisqu’elles avaient déjà inter­viewé les can­di­dats à l’élection prési­den­tielle pen­dant la cam­pagne, dans Face aux Indés, une émis­sion heb­do­madaire lancée spé­ciale­ment pour l’occasion. Pour con­stru­ire l’émission des soirées élec­torales, « il y a une con­fi­ance entre les jour­nal­istes, c’est dans la bonne entente. Con­crète­ment, nous avions une boucle Telegram pour l’or­gan­i­sa­tion de la présen­ta­tion et caler des invité·es ». Stratégique­ment, il paraît utile aux yeux de Math­ieu Molard de s’allier car « c’est un bon moyen de se faire con­naître auprès des audi­ences des médias avec qui l’on tra­vaille. On se com­plète édi­to­ri­ale­ment, ce qui m’intéresse c’est de par­ler aus­si à leur audi­ence ». Ce n’est pas tant un but économique, « il n’y pas de retour sur investisse­ment à court terme lors de ces soirées ». La plu­part de ces médias vivent par le don, le pub­lic y est donc sensible.

« Tous les médias indés ne sont pas uniformes »

Pour le rédac­teur en chef, s’entourer d’autres rédac­tions per­met, à des rédac­tions comme Le Média de se forg­er à nou­veau une légitim­ité après avoir vécu de mul­ti­ples crises comme des soupçons d’une rela­tion étroite avec la France Insoumise. « Évidem­ment, tous les médias indés ne sont pas uni­formes, il y avait du débat entre nous, notam­ment sur la forme que devait pren­dre l’émission : débrief de l’élection ou inviter des per­son­nes de la société civile ». Il ne compte pas met­tre dos à dos les médias « main­stream » et les médias « indés » : « Notre audi­ence, ce sont des gens poli­tisés. Pour autant, ils vont aus­si regarder les résul­tats à la télé puis ensuite suiv­re notre émis­sion par exem­ple ». Lorsqu’il observe la dynamique des médias indépen­dants, il se dit sat­is­fait : « certes il y a une crise des médias mais depuis dix ans ces médias trou­vent un cer­tain équili­bre et se mul­ti­plient, et pro­posent une large offre de con­tenus ».

Reste à voir si cette alliance entre médias indépen­dants per­dure au-delà des grands moments démoc­ra­tiques. Certes, cela requiert une ligne édi­to­ri­ale proche entre médias et une cohérence édi­to­ri­ale dans le pro­jet pro­posé. Mais faire con­verg­er les forces per­met avant tout de touch­er une nou­velle audi­ence, de pro­pos­er une alter­na­tive édi­to­ri­ale et de nou­veaux for­mats. Cette propo­si­tion per­met de s’appuy­er sur la force des uns et des autres qu’elle soit édi­to­ri­ale ou tech­nique, pour répon­dre aux besoins des publics. Pratique.

NDLR : Médi­anes, le stu­dio, accom­pa­gne Street­Press depuis 2021 dans son développe­ment stratégique.


Aller plus loin

Pour cou­vrir un événe­ment majeur comme l’élec­tion prési­den­tielle, l’u­nion fait sou­vent la force. On vous en par­lait dans notre newslet­ter en jan­vi­er 2022, avec Radio Par­leur, Bas­ta! et Poli­tis. Trois médias qui se sont alliés pour cou­vrir la prési­den­tielle et par­tir dans un « tour de France des luttes » avec le pro­jet Hexa­gone.

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Margaux Vulliet Twitter

Journaliste médias et tech, Margaux a effectué son alternance chez Médianes. Après un an au service Tech&Co de BFMTV, elle est actuellement aux États-Unis pour explorer les initiatives des médias.