Sur TikTok, le retour en grâce de la presse papier

Sur TikTok, Kelsey Russell partage depuis plusieurs semaines sa nouvelle passion : lire l'édition imprimée du New York Times. À travers ses vidéos, elle entend réconcilier la jeune génération avec la presse papier. Une initiative qui ne passe pas inaperçue, notamment auprès des médias.

Owen Huchon
Owen Huchon

Entre deux bouchées de céréales, Kelsey Russell passe en revue l’actualité de la semaine. « Joyeux jeudi ! Aujourd’hui, c’est New York Times » annonce-t-elle fièrement, face caméra, agitant d’une main l’édition imprimée du quotidien américain. Un rituel qu’elle répète presque chaque jour, depuis plusieurs semaines. À l’heure du petit-déjeuner, à l’aéroport ou dans sa salle de bains, cette étudiante américaine en sociologie de 23 ans dégaine son journal, soigneusement annoté à coup de surligneurs, et commente l’actualité pour sa communauté.

« Je veux que la génération Z reprenne le contrôle sur sa consommation de l’information » assène-t-elle dans l’une de ses vidéos. Son initiative a trouvé un écho auprès d’un public qui, étude après étude, exprime un désamour pour la presse et une perte de confiance envers les médias. 

Sa première vidéo sur le sujet, publiée fin août, cumule déjà 1,7 million de vues et les commentaires de ses abonné·es auraient de quoi faire pâlir de jalousie les équipes marketing des grands médias : « Le journal a l’air plus intéressant que tout ce que j’ai pu lire sur internet ces 5 dernières années »; « Ok, tu m’as eu, je vais commencer à lire le journal papier » ou encore « Dans le milieu du journalisme, on essaye de trouver une solution pour que les gens s’intéressent de nouveau à l’actualité et elle vient de sauver le journalisme avec une vidéo de 30 secondes ».

Un succès rapidement remarqué, même au-delà de l’Atlantique. « J’ai vu des tweets et des articles passer en français à propos de mes TikTok, mais mon français n’est pas très bon » admet-elle d’un rire alors que nous entamons notre échange tardif sur Google Meet, décalage horaire oblige. Se réjouissant de la médiatisation dont son travail fait l’objet, elle espère voir naître un mouvement qui ira bien au-delà de ses vidéos.

Un succès inattendu

Kelsey entretient une relation ambivalente avec le journalisme, se remémore-t-elle. Plus jeune, la journaliste et avocate américaine Star Jones faisait partie de ses plus grandes inspirations. « J’adorais le fait que quelqu’un puisse prendre un concept très complexe, comme le droit, et parvienne à le rendre accessible au grand public ». Alors qu’elle songeait à une carrière dans la télé, elle s’inscrit à une courte formation au journalisme proposée par son école, la Westminster Schools, située à Atlanta. « Mais quand j’ai compris ce que cela impliquait, le style d’écriture et tout le reste, je me suis rendu compte que ce n’était pas fait pour moi [...] Mais j’ai toujours gardé cette passion pour les médias et le fait de pouvoir communiquer des idées ».

Ce n’est que récemment que son intérêt pour le sujet renaît. Dans une vidéo publiée en août, elle annonce tout sourire avoir enfin reçu le « seul cadeau qu’[elle] voulai[t] pour [son] anniversaire » : l’édition imprimée du New York Times. « Je voulais en apprendre plus », explique-t-elle, « Je voulais passer au niveau supérieur et je me suis dit que le journal papier serait un bon moyen d’y parvenir ».

Rapidement, l’étudiante prend l’initiative de se tourner vers la plateforme TikTok sur laquelle elle disposait déjà d’une petite communauté d’environ 40 000 abonné·es. « J’étais aussi confrontée à pas mal d’anxiété liée à ma vie personnelle à ce moment là » ajoute-t-elle. « Le journal m’a procuré un sentiment de soulagement que je n’avais jamais ressenti jusqu’à maintenant. Je me sentais mieux émotionnellement et je voulais raconter à ma communauté comment j’y étais parvenue ». Grâce au journal, elle peut désormais s'accorder un temps de lecture sur des sujets qui peuvent parfois s’avérer anxiogènes explique-t-elle, sans se retrouver bombardée d’informations supplémentaires ou de publicités.

Ses vidéos accumulent alors des dizaines, voire des centaines de milliers de vues. Un succès inattendu selon elle : « Je savais que notre génération aspirait à consommer l'information d'une façon plus saine. Ce que je ne savais pas, c’est que ma vidéo comblerait cette lacune pour un grand nombre de personnes et leur donnerait l'occasion d'apprendre ».

Influenceuse média 

Un succès qui ne passe pas inaperçu, notamment auprès du New York Times. Une semaine après sa première vidéo, Kelsey Russell reçoit un premier colis de la part du quotidien américain. « Trop mignon ! » s'exclame-t-elle, déballant les chaussettes à motifs mots croisés estampillés « New York Times Games » ou encore une gourde arborant le logo du jeu phénomène « Wordle ». Dans la foulée, une employée du journal l’invite même à se rendre dans les bureaux, situés à New York. Une visite qui a fait l’objet d’une vidéo dédiée, publiée sur son compte TikTok et visionnée près de 25 000 fois.

Mais le New York Times n’est pas le seul média à avoir identifié le potentiel du travail réalisé par Kelsey Russell sur TikTok. « Je suis submergée » dit-elle d’un rire, énumérant les médias l’ayant contacté, « Wall Street Journal, USA Today, Washington Post ainsi que d’autres médias indépendants ». À ce jour, ces médias se contentent de lui proposer un abonnement gratuit ou de lui envoyer des produits dérivés dans l’espoir d’être mentionnés dans l’une de ses vidéos. Pour l’instant, aucune de ses vidéos n’a fait l’objet d’un partenariat rémunéré. Ce nouveau statut d’influenceuse, Kelsey le revendique, signant même ses mails par le titre de « Media Literacy Influencer » [Influenceuse éducation aux médias, NDLR.] Toutefois, elle l’assure, son rôle n’est pas de sauver la presse et encore moins de faire la promotion d’un média plutôt qu’un autre. « Je veux que les gens sachent que je suis là pour les aider. Pas pour aider le New York Times, pas pour aider le Washington Post. Il s’agit uniquement d’un mouvement en faveur de l'éducation aux médias ». 

Il se pourrait néanmoins que ce rôle d’influenceur·se prenne davantage d'importance dans la stratégie marketing des médias alors que, selon certaines études, les plus jeunes se tournent progressivement vers les célébrité·es et les influenceur·ses plutôt que des journalistes ou des grands médias lorsqu'ils et elles cherchent à s'informer en ligne. Pour Kelsey Russell, les médias doivent également travailler leur offre s'ils souhaitent reconquérir le cœur des plus jeunes. « La génération Z est confrontée à de grands défis et le fait que la presse papier ne s’y intéresse pas est assez ridicule. Je pense qu’ils se disent que ça ne vendrait pas ». Selon elle, les médias seraient également en retard sur les enjeux d’accessibilité, notamment en ce qui concerne la manière dont sont traités certains sujets ainsi que le recrutement des journalistes.

Créer un espace d’échange

Tout n’est pas rose dans le monde de la presse et de l’information et Kelsey Russell ne cherche pas à le cacher. En lisant un article sur les accusations de fraude électorale au Zimbabwe, elle incite sa communauté à s’interroger sur la manière dont ces sujets sont traités dans la presse traditionnelle : « Je prie pour le jour où les médias reconnaîtront le rôle de l’impérialisme et du colonialisme dans ce genre de sujet en Afrique ». Elle prend également le temps de se pencher sur des médias comme le New York Post, dont elle n’hésite pas à critiquer certains aspects, estimant qu’il est important d’établir la différence entre « tabloïd » et « journal ».

Kelsey profite également des échanges avec son public pour évoquer d’autres enjeux comme la pollution provoquée par la production de journaux en papier, ainsi que le coût des abonnements. « N’oubliez pas, vous ne payez pas que pour l’info », rappelle-t-elle dans une de ses vidéos, « vous payez pour l’intégrité, la sécurité et l’expertise des journalistes que vous souhaitez lire ».

Bien qu’elle appelle les plus jeunes à se tourner vers le papier comme support d’information, son message ne constitue pas un plaidoyer contre les réseaux sociaux et encore moins TikTok. « Il n’y a aucune raison de se battre contre ce que les gens aiment. Et les gens adorent TikTok, moi y compris » constate-t-elle. Elle y voit même un espace propice à la diffusion de nouvelles idées. « Je considère TikTok comme une première étape », assure-t-elle, mentionnant notamment la possibilité de lancer un podcast à l’avenir, voire de créer sa propre entreprise de presse. « Je n’ai pas l’ambition de sauver le monde », conclut-elle, « Je veux juste avoir un impact positif sur au moins une personne. J’ai l’impression que j’y suis arrivée, maintenant j’ai juste hâte de continuer ! »

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Owen Huchon est journaliste chez Médianes. Il est en charge de la communauté.