
Ce journal, on le diffuse par le cri
Et si l’information reprenait place dans la rue ? Avec sa gazette distribuée à la criée, Le Bruit qui court invente une stratégie joyeuse et incarnée pour faire circuler idées et revendications. Une manière de toucher de nouveaux publics, loin des écrans.
Un crépuscule de printemps, des jeunes gens m’ont proposé de les retrouver sur les marches de la place des Grands Hommes, à Paris, pour un rendez-vous en criant.

Le 29 avril dernier, en scrollant sur Instagram, je m’arrête sur ce post : « Le Bruit qui court lance sa gazette [...] tu as envie de devenir crieur·se et de clamer des scoops dans les rues de ta ville ? Inscris-toi ! » Sur les images, il y a un joli journal, des machines à écrire, des cartes routières et une sacoche à l’ancienne dans laquelle sont rangés un carnet et un stylo.
Tout de suite, je contacte Julie Pasquet, cofondatrice de ce collectif d’artistes engagé·es pour l’écologie et la justice sociale. Elle m’explique : « Le Bruit qui court est une association qui tente de réinventer les formes de militantisme. On met en relation des artistes et des militant·es qui ont l’expertise du terrain et de la mobilisation pour mener des campagnes esthétiques et joyeuses. » Leur spécificité ? Miser sur l’émotion. « On travaille sur l’art de faire passer des messages en allant au delà des chiffres et des statistiques. » Parmi les médiums retenus par le collectif pour toucher le cœur des gens : la gazette.
Un excellent support de communication
En janvier dernier, le collectif saisit une opportunité en s’associant, comme il le fait régulièrement, avec d’autres associations et organisations non gouvernementales. L’ONG ActionAid souhaite alors organiser « un coup de com’ » ciblant BNP Paribas, « dont une part importante des financements contribue à la déforestation, notamment en Amazonie », affirme Julie Pasquet. Naît ainsi l’idée commune d’organiser un rassemblement devant les bureaux parisiens de la banque sous forme de performance militante. Des bénévoles, grimé·es en crieur·ses de rue, brandissent un faux journal satirique gratuit, Le Daily Profits, et annoncent un scoop : « BNP Paribas change de nom pour un acronyme plus fidèle à ses engagements : Banque des Nuisances Planétaires ! ».
L’action prend : des passant·es s’arrêtent pour attraper un exemplaire et la transmission des idées, qui se matérialise à travers le journal, crée des lieux de discussions plus accessibles que les simples rassemblements dans l’espace public. La transmission de l’information passe ici par un contact humain qu’oblige le support, plutôt qu’un swipe sur son téléphone. « On s'inspire des crieurs·ses du XIXe siècle qui avaient cette vocation hyper sociale de faciliter l’accès à l'information pour toucher un public diversifié », précise Julie Pasquet.
Si la rue redevenait un lieu de circulation de l’information ? À l’heure des réseaux sociaux et de l'intelligence artificielle, investir l’espace public crée un autre type de rencontre, incarnée et inattendue, presque accidentelle. Ce retour du papier dans la rue a un côté nostalgique, certes, mais il repose surtout sur l’idée que l’information peut aussi être un moment de transmission.
Pour l’association, c’est aussi un excellent support de communication. Les images de la distribution sont relayées sur les réseaux sociaux des associations partenaires. Nostalgiques, les plus âgé·es y retrouvent une esthétique familière, tandis que les jeunes découvrent la force évocatrice du papier comme média d'engagement.
Des distributions partout en France
D’un one shot, Le Bruit qui court décide de pérenniser la gazette et de publier, au fil de l’actualité, plusieurs numéros thématiques sur des enjeux de société en lien avec d’autres ONG. Pas de périodicité fixe : Le Daily Profits sort quand il sort, selon les opportunités et l’énergie du moment. Le projet est financé par les subventions de l’association et les partenariats noués avec des ONG.
Une fois le numéro bouclé, un appel aux bénévoles est lancé via les réseaux sociaux, assorti d’une courte formation en visio, d’une à deux heures. Les distributions se délocalisent : en Bretagne, pour un numéro spécial Bolloré pointant la concentration des médias ; à Nice, autour de la question des aires marines protégées — avec le témoignage d’une dorade à l’intérieur. « Notre gazette, on veut vraiment qu’elle soit drôle, insiste Julie Pasquet. On n’est pas journalistes et on le sait : notre but, c’est d’attirer l’attention des gens avec des formats courts, pédagogiques et humoristiques, pour donner envie aux gens d’aller plus loin, de s’informer, de s’emparer du sujet. »
Les secrets des bon·nes crieur·ses
Le 11 juin, je me rends donc à la distribution du nouveau numéro du Daily Profits, cette fois consacré à la taxe Zucman. Cette proposition de loi, présentée le lendemain au Sénat — et finalement rejetée — visait à instaurer un impôt sur le patrimoine des ultra-riches, dont la fortune dépasse les 100 millions d’euros. Il est 17 heures, place du Panthéon, point de rendez-vous des crieur·ses du jour.
Nous sommes sept, dont deux coordinateur·ices du Bruit qui court, Claire et Gaëtan. L’action commence par un tour de table où chacun·e se présente et livre brièvement son état d’esprit (fatigué·e, joyeux·se, nerveux·se, enthousiaste…). Une participante précise qu’elle préfère commencer par observer avant d’oser se lancer.
Claire et Gaëtan enchaînent avec un rapide point pour rassurer les troupes :
« Si vous voulez prendre le temps d’échanger avec les passant·es, n’hésitez pas. Sinon, distribuer la gazette, c’est déjà super.
— On vous répartit en binômes ou trinômes : ne restez pas seul·e.
— Si vous sentez une hostilité, désescaladez immédiatement. On n’oblige personne à prendre la gazette. Et en cas de besoin, on reste dans les parages pour garder un œil sur vous. »
À peine le brief terminé, les coordinateur·ices montrent l’exemple et s’élancent autour de la place du Panthéon : « Demandez la gazette ! On a trouvé un trésor sous le Sénat : 20 milliards pour les services publics ! C’est gratuit, servez-vous ! »

D’abord intimidé·es, puis amusé·es, les bénévoles ne tardent pas à les rejoindre. L’ambiance se détend, le ton devient joueur et l’humour un outil d’accroche. Les qualités d’un·ne bon·ne crieur·se ? « Le sourire, une voix qui porte, et des infos claires et percutantes pour donner envie en une phrase », selon Gaëtan. Près de lui, un crieur touché par la grâce se met à inventer de nouveaux slogans à la volée : « Madame, je vois que vous n’avez pas de casquette en ce jour ensoleillé. Après lecture, la gazette fait aussi parasol ! Un vrai bouclier fiscal ! »
De l’extérieur, on a l’impression d’assister à une représentation de théâtre de rue. L’espace public fait pleinement partie de la stratégie de diffusion : « C’est là qu’on peut rentrer en contact direct avec les gens et créer du lien », souligne Gaëtan. Loin de la polarisation des plateformes ou des réunions militantes qui peuvent se cantonner à un entre-soi, la rue permet de toucher un public plus large et inattendu, et de créer des conversations là où elles ne s’invitent généralement pas. Un vrai moyen de décloisonner.
Là où les réseaux sociaux privilégient la réaction immédiate, le papier distribué en mains propres suscite souvent la conversation. La stratégie du Bruit qui court repose sur la conviction que l’information circule mieux quand elle est portée par des corps, des voix et des regards. Le journal devient prétexte à créer du lien.
« Ce qui est intéressant, c’est de pouvoir discuter avec les personnes. Même quand, au départ, quelqu’un dit “Ah non, un impôt, ça m’intéresse pas”, il suffit parfois de quelques mots bien choisis pour éveiller la curiosité », poursuit-il. Dans cette logique, la distribution devient un moment de pédagogie et de douce reconquête de l’attention.
Au delà de la forme originale, le fond reste politique. « Je suis convaincu que les deux champs principaux sur lesquels il faut lutter pour l’écologie et la justice sociale, ce sont l’information et l’éducation, insiste-t-il. Comment partager des infos réelles, vérifiées, sourcées, à des personnes pour qu’elles puissent faire des choix éclairés ? » Réponse : en allant voir les gens là où ils sont.
Pour aller plus loin
- Collages ou campagnes numériques, les médias inventent de nouvelles manières d’investir l’espace public. Voici quelques exemples qui pourraient vous donner des idées.
- L’intimité pour faire communauté. En transformant son salon en espace de rencontres professionnelles, le journaliste gastronomique Ezéchiel Zérah fidélise une audience active, connectée entre elle autant qu’à lui.
- Avec Marsactu Illimité, le média propose de consulter gratuitement ses contenus dans divers lieux, dont des cafés et des centres sociaux. En matérialisant son offre, il espère toucher de nouveaux publics, parfois éloignés de l’information, en réduisant sa dépendance aux plateformes numériques.
- Pour garder le lien avec leur audience, des médias multiplient les formats qui intègrent les citoyen·nes. Tour d’horizon du côté de Reporters sans frontières, France Inter, Ouest-France et Centre-France.
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