Entreprises coopératives : « Dans une Scop, tout peut être rediscuté tout le temps »

Une Scop est une Société coopérative et participative. Il s’agit d’un modèle d’entreprise où les salarié·es détiennent plus de la moitié du capital et participent aux décisions. En France, Alternatives Économiques, Rue89 Lyon, Le Crestois ou encore Fracas ont adopté ce modèle. Que permet-il ?

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Dans l’imaginaire collectif, la Scop – Société coopérative et participative, c’est vraiment un truc de gentil. Dans ce modèle d’entreprise, les salarié·es détiennent au moins 51% du capital et les décisions sont prises collectivement. Bref, tout le monde est à égalité. On peut dire tout ce qu’on veut, décider ensemble et surtout, s’assurer que les bénéfices de la boîte ne se retrouvent pas sur les comptes d’actionnaires extérieur·es. En pratique, qu'en est-il réellement ?

En France, des Scop, on en compte à peu près 2600. Parmi ces entreprises, certaines sont des médias. Citons ainsi Le Crestois, hebdomadaire de la vallée de la Drôme placé en redressement judiciaire en 2023 et racheté par ses salarié·es dans la foulée pour éviter sa disparition. « Le journal et l’imprimerie qui l’éditait subissaient la crise et tout se cassait un peu la figure, se souvient Laure-Meriem Rouvier, directrice de la publication. On était trois journalistes, et on était très fatigué·es. J’ai proposé au propriétaire qu’on externalise l’impression du journal, qu’on rachète Le Crestois à trois et qu’on le fasse évoluer sur la partie numérique. Il a tout de suite dit oui. »

Financement

Le modèle économique trouvé, l’équipe a dû songer au financement. Pour cela, c’est comme créer un média, à la différence près que celui-ci existe déjà. Les trois journalistes ont commencé par injecter des économies personnelles, puis par contracter un emprunt bancaire et un prêt à taux zéro via un réseau d’entrepreneur·ses tout en sollicitant le Fonds pour une presse libre (FPL), une structure à but non lucratif de défense du pluralisme de la presse qui reverse des fonds à des médias indépendants. Surtout, l’idée a plu à la vallée et le lectorat s’est mobilisé. L’équipe a ainsi récupéré 50 000 euros de « titres participatifs », un emprunt contracté par la Scop auprès de particuliers, rémunéré à hauteur de 3% par an et remboursé après sept ans. Voilà, maintenant, Le Crestois ne pourra jamais être racheté.

Crédits : Le Crestois

L’histoire ressemble en certains points à celle vécue par les journalistes de Rue89 Lyon, média d’information locale et d’enquêtes. En octobre 2023 et après le départ de l’actionnariat des deux dernier·es fondateur·ices du journal, trois salarié·es ont repris le média en Scop suite à des difficultés économiques. « Le média a traversé une période trouble, on a dû réduire la voilure, et changer de modèle économique en misant sur l’abonnement. On est également passé de cinq à trois salarié·es parce qu’on était dans l’attente d’un prêt qu’on n’a jamais eu », détaille Pierre Lemerle, directeur de publication.

Pour sortir la tête de l’eau et effectuer cette transition, les salarié·es ont, comme pour Le Crestois, investi leurs économies au sein du capital puis se sont rapproché·es de la Socoden, sorte de banque des Scop. « Toutes les Scop cotisent à cet ensemble et l’argent permet ensuite de financer de nouveaux projets. En ce qui nous concerne, la Socoden nous a accordé un prêt de 17 000 euros. » Le journal cotise aujourd’hui à son tour auprès de la Confédération générale des Scop à hauteur de 900 euros par an.

Crédits : Rue89 Lyon

Démocratie

La Scop n’est pas qu’une solution envisageable pour les entreprises qui traversent une période délicate. D’après la Confédération générale des Scop, sur l’ensemble de celles-ci, « moins de 10% sont issues de redémarrages d’entreprises en difficulté. La très large majorité des créations de Scop sont des nouvelles entreprises ou des entreprises transformées en Scop à la suite du départ à la retraite du dirigeant fondateur ». Le magazine Alternatives Économiques, fondé en tant qu’association en 1980 s’est ainsi transformé en société anonyme avec le statut Scop au bout de sept ans. « À Alter Éco, le modèle coopératif est lié à notre ligne éditoriale. C’est un espace de démocratie en entreprise : tout peut être rediscuté tout le temps », résume Jérémy Dousson, directeur général du titre.

Pour autant, opter pour la Scop ne garantit pas forcément que tout se déroulera sans accroc. « C’est un cadre juridique, mais ce n’est pas rose tous les jours. Cela reste des collectifs de travail avec des hauts et des bas », souligne Jérémy Dousson. Mieux vaut ainsi savoir où l’on met les pieds avant de s’engager et s’assurer que les valeurs de démocratie et d’équité soient ancrées au sein de l’entreprise et de ses forces humaines. Lorsque Rue89 Lyon n’était pas encore une Scop, ses salarié·es associé·es avaient déjà mis en place un système de rédaction en chef tournante. « On échange les rôles tout au long de la semaine : tel jour, un·e journaliste devient rédacteur·ice en chef et gère l’édition, les réseaux sociaux, tranche sur les sujets à traiter ou non. Tel jour, un·e autre journaliste occupe ce rôle. Les décisions éditoriales ont toujours été partagées, c’est inscrit en nous », explique Pierre Lemerle. De quoi diversifier les points de vue dans la prise de décision et contourner la rigidité de la structure hiérarchique traditionnelle des rédactions. Le média associatif sur l’écologie Reporterre opte également pour ce système depuis plusieurs années. 

L'idée d'une gouvernance horizontale, c’est aussi ce qui séduit Fracas, nouveau média papier, numérique et audiovisuel dédié aux combats écologiques porté par d’ancien·nes salarié·es de Socialter. « Par nos convictions politiques et nos expériences respectives, on a vraiment voulu un modèle à rebours de l’entreprise capitaliste qui se distingue par le pouvoir écrasant du capital sur le destin de l’entreprise et de ses salarié·es. Dans un modèle d’entreprise classique, on peut très bien faire ce qu’on veut sur la question de la transparence des comptes, dire aux salarié·es que tout va mal et capter une bonne partie des bénéfices », explique Clément Quintard, cofondateur de Fracas et ex-rédacteur en chef adjoint chez Socialter. Dans des entreprises au fonctionnement coopératif, il est possible de demander des comptes à sa direction si l'on estime que celle-ci prend des décisions qui mettent en danger la santé de l’entreprise ou des salarié·es.

Crédits : Fracas

Stratégie

Chez Alternatives Économiques, un conseil d’administration élu par une Assemblée générale annuelle se réunit quatre fois par an. « Lors de la dernière AG, il était question de l’articulation entre notre site Internet et notre mensuel papier. Il y avait un gros sujet stratégique sur notre logique de transition numérique. Nous avons également soulevé des questions de charge de travail, nous nous sommes demandé comment allait évoluer l’organisation suite à des départs en retraite prévus dans certains services », détaille Jérémy Dousson. Les décisions éditoriales, quant à elles, sont prises chaque semaine lors des conférences de rédaction. Si celles-ci peuvent être discutées lors de l’AG, elles ne suscitent généralement pas de débats.

Du côté du Crestois, les associé·es se réunissent chaque semaine dans le cadre d’une réunion stratégique. « On discute des chiffres. Qu’est-ce qu’on peut mettre en place pour augmenter les ventes ? On parle également du fonctionnement interne de la boîte. Récemment, nous avons recruté quelqu’un. Il a fallu se demander qui, comment, pour quoi faire », explique Laure-Meriem Rouvier. Le modèle laisse peu de répit aux jeunes associé·es. « Il faut changer de cerveau tout le temps. Hier, j’ai dû écrire quatre papiers en trois heures avant de me lancer dans une réunion pour parler stratégie, sourit Laure-Meriem Rouvier. J’y pense aussi le week-end. Mais on s’est lancé en connaissance de cause. On serre les fesses pendant trois ans. Une entreprise, il faut trois ans pour voir si cela fonctionne. » En mai prochain, Le Crestois fêtera ses 124 ans. Le plus vieux média jamais lancé.

En tant que journaliste, la gestion d’un média peut susciter quelques appréhensions. « En ce moment, on travaille sur nos statuts. On dirait un jeu de société. Si tu choisis ça, alors il va se passer ça… Quand tu n’es pas bien préparé·e, cela peut te sembler une montagne », souligne Clément Quintard, cofondateur de Fracas. La solution ? Se faire accompagner. Rue89 Lyon, Le Crestois, Alternatives Économiques et Fracas ont tous fait appel à l’expertise de la Confédération générale des Scop. « Ils nous aident à faire les statuts, à réfléchir à la gouvernance. On est allé·es les voir dès le début. Leur but, c’est aussi de répandre l’esprit coopératif », poursuit Clément Quintard. Parmi les questions à trancher : au bout de combien de temps les nouvelles recrues pourront-elles devenir associé·es ? Chez Fracas, ce sera deux ans. Du côté d’Alter Éco, le sociétariat figure dans le contrat de travail et forme un passage obligé au bout de six mois. Lors du recrutement, le troisième tour consiste en un entretien coopératif au cours duquel le modèle est expliqué aux potentielles recrues.

Transparence

Pour un média, le statut Scop assure des garanties en matière d’indépendance éditoriale puisque les décisions prises en son sein ne seront jamais dictées par des actionnaires externes. Cet argument, le lectorat l’entend tout particulièrement. « Lors de nos études d’audience, nous constatons que 20% des personnes abonnées à notre titre le sont parce que c’est une Scop, remarque Jérémy Dousson. Et notre publicité qui fonctionne le mieux, qui attire le plus de clics et de lecteur·ices, c’est celle où nous indiquons qu’Alter Éco est un média qui appartient non pas à un milliardaire, mais à ses salarié·es. » Même constat du côté du Crestois, pour qui le passage en Scop a permis de convaincre de nouveaux·elles lecteurs et lectrices. 

Crédits : Alternatives Économiques

Ce mode de gouvernance oblige également les médias à faire preuve de transparence. À Alternatives Économiques, les orientations issues des assemblées générales font l’objet d’un article annuel sur les comptes et la stratégie du magazine. « Puisque notre média est un bien commun, nous nous devons d’informer notre lectorat sur l’état de la coopérative », souligne Jérémy Dousson. L’année passée, le magazine a réalisé zéro euro de résultat net, tout juste à l’équilibre. Si résultat il y a, 45% des bénéfices partent en fonds propre à la coopérative, 15% en dividendes et 40% en participation. L’intéressement ne se déclenche qu’en cas de très bons résultats. Chez Alter Éco, quand les années sont vraiment bonnes, cette somme représente en moyenne un mois de salaire. Les bons comptes font les bonnes Scop. 


Pour aller plus loin

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  • Christelle Tissot est la fondatrice de mūsae, le média qui dédramatise et démocratise la santé mentale pour les jeunes générations. Management, structuration, déconnexion… Pour elle, le lancement d’un média ne peut se faire au détriment de son bien-être mental.
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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de veille.