
Marine Doux, Médianes : « Dédramatisons le fait que tout projet aura potentiellement une fin »
Marine Doux est cofondatrice de Médianes, dont elle dirige les équipes éditoriales et marketing. Elle est invitée de cet épisode bonus de la troisième saison de Chemins, le podcast de Médianes.
Médianes a quatre ans. Quatre ans de projets lancés, d’expérimentations, de transitions… et de fins nécessaires. Pour clôturer cette saison de Chemins sur les fins, nous revenons dans cet épisode bonus sur celles qui ont jalonné Médianes avec Marine Doux, cofondatrice et directrice éditoriale. Lancé presque par accident, Médianes est passé d’un projet entre ami·es à une entreprise structurée, dont l’équipe a doublé en 2024. Comment fait-on pour accueillir de nouvelles personnes dans un collectif soudé ? Comment apprend-on à poser des limites dans une entreprise dont l’engagement est le moteur ?
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- La fin pour se lancer
Médianes ne résulte pas d’un business plan et d’une feuille de route réfléchis sur cinq ans, mais d’une fin, et d’un enchaînement de circonstances. En 2020, Marine Doux et Baptiste Thevelein travaillent au Tank media, sorte d’incubateur pour jeunes médias porté par l’agence Spintank. Mais avec la crise du Covid, le projet s’arrête brutalement.
« Du jour au lendemain, on se retrouve sans boulot. Mais surtout, on est face à une question : qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
En pleine pandémie, tous·tes deux partagent un confinement avec d’autres ami·es professionnel·les du secteur, parmi lesquel·les la directrice artistique Christelle Perrin, la journaliste indépendante Manon Boquen et le photographe Benoît Michaëly. C’est dans une maison en Bretagne qu’émerge l’idée de deux projets : Pays, guide journalistique de nos territoires, et Médianes, un studio (SAS) et un média (association) pour accompagner la création et la structuration de médias engagés. Mais au départ, rien n’est figé.
En avril 2020, Pays se lance avec la publication d'un premier manifeste, avant une campagne de financement participatif à l'automne. Concernant Médianes, le projet débute à l'été et sort du bois en décembre 2020, lorsque Jean Abbiateci, journaliste et expert en newsletters, découvre la landing page et en parle sur Twitter.
« On s’est regardé·es avec Baptiste et Christelle et on s’est dit : bon, maintenant, on est obligé·es de se lancer. »
- La fin de la bande de potes
À ses débuts, Médianes repose sur un noyau dur de personnes qui se connaissent déjà bien. L’équipe fondatrice partage une même passion pour les médias, mais aussi une relation amicale qui influence la dynamique de travail. Si cette proximité a des avantages — une culture de travail horizontale, une confiance mutuelle — elle pose aussi rapidement question. En 2021, avec l’arrivée de nouvelles personnes dans l’équipe, la question de la professionnalisation du projet et de la séparation entre le personnel et le professionnel devient inévitable.
« La première chose qu’on disait aux nouvelles personnes qui arrivaient, c’était : ‘On n’est pas obligés d’être ami·es.’ Avec le recul, c’était sûrement la pire phrase possible. »
L’idée : éviter la confusion entre relations amicales et cadre de travail et le management où l’évolution professionnelle se joue lors des verres informels réguliers après le travail. Mais cette approche pouvait donner une impression de distance et de froideur, alors que la culture du projet repose sur le collectif.
Dans ce cas, comment construire une culture d'entreprise saine dans un contexte de forte proximité personnelle ?
« Cela passe par plusieurs étapes : lire beaucoup, d’abord. Médianes, le Reuters Institute et le Spiil partagent énormément de ressources sur le management pour accompagner les gens qui entreprennent dans les médias. Le réseau permet également d’apprendre beaucoup : c’est le fait d’en discuter avec d’autres dirigeant·es. Enfin, une fois qu’on est lancé, il est très utile de suivre des formations, et de profiter de ces temps pour poser toutes nos questions. »
- La fin de la fin du management
Chez les médias, associations et rédactions engagées, il existe une réticence à parler de management. L’organisation du travail est souvent perçue comme une contrainte, voire comme un outil de domination, incompatible avec des valeurs progressistes. Cette approche peut conduire à un rejet total des logiques de structuration interne, au profit d’une culture informelle où tout semble fonctionner spontanément.
Ce phénomène est décrit dans Le syndrome du patron de gauche d’Arthur Brault Moreau publié aux éditions Hors d’Atteinte : l’absence de cadre clair peut mener à une surcharge de travail, une mauvaise répartition des responsabilités et, in fine, à une usure généralisée des équipes.
« Comme on ne veut pas parler management, parce que le management est identifié comme quelque chose de mal, de conservateur, on finit par ne rien faire. Et on justifie une certaine forme d’exploitation au nom de la cause. »
Pour Marine Doux, cette absence de structuration peut être aussi délétère qu’un management autoritaire. Dans un projet engagé, il est ainsi essentiel de mettre en place un cadre de travail durable pour éviter l’épuisement.
« Les sujets que l’on traite sont tellement importants, le financement de l'indépendance, le pluralisme, la défense du féminisme… Si on finit tous·tes en burn-out, il n’y aura plus personne pour défendre quoi que ce soit. »
- La fin de l’attachement personnel
Médianes s’est construit autour de certaines valeurs : indépendance des médias, accessibilité, justice sociale. Ces engagements, qui sont la raison d’être du projet, impliquent aussi une charge mentale importante.
« On se donne corps et âme pour des causes qui nous tiennent à cœur, mais si on finit tous et toutes en burn-out, il n’y aura plus personne pour défendre quoi que ce soit. »
L’équipe prend alors conscience qu’il est nécessaire de poser des limites, pour ne pas se laisser déborder par la passion du projet.
« Considérer ça comme un job, c’est essentiel. Sinon, on se laisse happer et on ne sait plus où commence notre vie perso. »
Avec le temps, Médianes met en place des ajustements pour garantir un meilleur équilibre : des horaires de travail encadrés, une culture de la délégation avec une répartition plus équitable des responsabilités et un effort conscient pour ne pas tout ramener au projet, même dans les discussions informelles. Prendre soin du collectif devient à la fois une priorité et un enjeu de pérennité.
D’ailleurs, Marine Doux voit Médianes comme un projet vivant, appelé à se transformer au fil du temps. Elle insiste sur l’importance de prendre du recul et de ne pas confondre un engagement professionnel avec une attache personnelle absolue.
« Médianes c'est ce que je fais, mais ce n’est pas qui je suis. Et si demain Médianes s'arrête, c'est ok, ça n’est pas dramatique de dire cela, je sais que je ferai autre chose. C’est important de dédramatiser le fait que le projet aura potentiellement une fin. Quand ça ne va pas, cela fait du bien de s’en rappeler. Cela permet de prendre un peu de distance. »
- La fin de Médianes ?
En mars 2024, après des mois de travail sur plusieurs projets simultanés – le livre Créer un média, un événement organisé à New York et la co-organisation du Festival Imprimé –, un point de saturation est atteint.
L’accumulation des projets et la sortie du livre de Médianes, compilant toutes les ressources et fiches pratiques réalisées au cours des trois dernières années pour lancer son projet, marquent un tournant : a-t-on atteint la fin du cycle ? Dans le même temps, l’équipe regarde en arrière et voit les projets structurés grâce à leur accompagnement : Vert, StreetPress, La Déferlante… autant de médias ayant consolidé leur modèle et trouvé leur public.
« On se disait : est-ce qu’on n’a pas fait le tour ? Est-ce qu’on est toujours utile ? Ce moment-là, je l’ai vécu très durement. J’avais le sentiment que tout s’accumulait et qu’il fallait passer à autre chose. Et se demander : est-ce qu’on est toujours la meilleure personne pour porter le projet ? »
Cette réflexion conduit à des discussions internes approfondies et à un gros travail de bilan. Faut-il arrêter ? Faut-il se réinventer ? Et dans ce cas, comment renforcer son impact ? Cette prise de recul permet finalement d'imaginer de nouvelles perspectives pour Médianes, en explorant des évolutions possibles sous d’autres formes, et coïncident avec une opportunité de développement : l’intégration du réseau européen de médias indépendants Sphera à Médianes, une étape qui élargit son horizon et renforce sa pérennité.
« On aurait pu devenir concurrent·es, mais on a préféré mutualiser nos efforts. Cette intégration du projet Sphera à Médianes ne change pas qui on est, mais renforce notre impact. »
Une union visant à renforcer le journalisme indépendant en Europe, qui s'est traduit par l'agrandissement de l'équipe, l'arrivée d'une nouvelle associée et directrice du développement, Francesca Festa, et un nouveau positionnement.
🎧 Découvrez les coulisses de cette transition et les réflexions qui l’ont accompagnée dans cet épisode de Chemins.
Pour aller plus loin
- Notre premier rapport d'impact met en lumière nos actions à travers trois axes clés : notre média, notre studio de conseil, et notre engagement européen avec le réseau Sphera.
- Le management est souvent considéré comme le point noir des médias, principalement en raison du manque de formation pour les personnes qui se retrouvent à diriger des équipes journalistiques. Pourtant, plusieurs situations peuvent amener des journalistes à occuper des postes de direction et à encadrer des équipes. Des recommandations pour prendre soin de ses ressources humaines.
- Montée en compétences, viabilité du média… La délégation est essentielle pour construire un modèle d’entreprise vertueux. Nous vous partageons ici nos conseils pour apprendre à confier des responsabilités à son équipe.
- Vous travaillez au sein d’une rédaction et vous songez à lancer un nouveau projet éditorial ? Vous projetez de créer une nouvelle newsletter, une série de reportages ou une enquête immersive mais vous n’êtes pas certain·e de savoir diriger un projet, encore moins une équipe ? Ce guide vise à vous fournir les clés nécessaires à la concrétisation de vos idées et vous guidera dans l’attribution des rôles, la mise en place d’un calendrier ou la communication entre les participant·es.
- Manon Boquen est la fondatrice de Pays, revue papier lancée en 2020 qui s’intéresse tous les six mois à un nouveau territoire. Elle est l'invitée du sixième et dernier épisode de la première saison de Chemins, le podcast de Médianes.
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