
Clémentine Labrosse, Censored : « Mettre fin n’est ni un échec, ni une honte. Tout se transforme et tout est continuité »
Clémentine Labrosse est cofondatrice Censored et des éditions trouble. Elle est invitée de la troisième saison de Chemins, le podcast de Médianes.
Dans cet épisode de la troisième saison de notre podcast Chemins, je reçois Clémentine Labrosse, cofondatrice des éditions trouble et de la revue féministe Censored, qu’elle a fondée en 2018 avec sa sœur Apolline. En 2022, les cofondatrices ont choisi de ralentir la publication pour préserver leur équilibre et rester fidèles à leurs valeurs. Un an plus tard, Censored met fin à sa version papier et annonce une transition vers une plateforme web. Comment allier ambition éditoriale et santé mentale, et réinventer un média sans renier son essence ?
- Ralentir pour préserver sa santé mentale
Fondée en 2018, Censored s'est imposée comme une revue à part grâce à son esprit radical et sa volonté de rester fidèle à une vision intime et humaine du féminisme et de l'édition. Mais cet engagement a un prix. En 2023, Clémentine et Apolline Labrosse annonçaient une décision importante, ralentir le rythme de publication de Censored, passant de deux numéros par an à un seul.
À l’époque, elles expliquaient, dans une newsletter adressée à leurs lectrices·eurs : « Nous ne voulons pas faire grandir Censored de la manière dont la plupart des gens l’entendent, c’est notre choix, celui de rester à une échelle ultra humaine, de garder un projet éditorial ambitieux autant que personnel. On ne veut pas être des “entrepreneuses” prêtes à bouffer la terre entière, on ne veut rien conquérir »
Cette transition leur a permis de réévaluer leur approche face à la pression : « À l’époque, nous étions en double bouclage. On avait à la fois un livre aux éditions trouble, qui s’était terminé dans des conditions assez difficiles, plus un numéro de Censored à sortir, pour lequel nous étions bénévoles depuis six ans. Cela tirait un petit peu trop. On n'avait pas du tout envie d'arrêter, on avait encore plein d'idées, on avait vraiment envie de poursuivre, mais on s'est rendu compte qu'on n'était pas obligées de nous imposer un rythme que nous n'arrivions pas à assumer. On s'est dit que ce n’était pas grave. On a un peu dédramatisé cette idée de ralentir et donc de modifier la périodicité. »
- La fin de la revue papier et la transition numérique
Avec son dixième numéro, Holy Night, sorti fin 2024, Censored tire sa révérence en tant que revue papier.
Cette décision répond à des réalités financières, organisationnelles, et à une volonté de réinventer le projet sous une nouvelle forme : une plateforme web. Cette nouvelle formule permettra d’expérimenter des formats plus souples et réactifs, avec un accent mis sur la curation artistique, l’organisation d’événements et peut-être des expositions.
Le poids financier de chaque numéro a joué un rôle déterminant dans ce choix : « Un numéro nous coûte 22 000 euros à produire, dont 14 000 euros rien que pour l’impression. L’argent était la source d’angoisse numéro une. » En plus des coûts élevés, la coordination des projets imposait une charge mentale importante. Fin 2024, l’équipe a d’ailleurs lancé une grande tombola ayant pour but d’éponger une dette tenace auprès de leur imprimeur.
Malgré ces contraintes, Clémentine Labrosse refuse de voir cette transition comme une défaite : « Mettre fin, ce n’est pas un échec ni une honte. Au contraire, c’est une fierté de se dire que l’on peut passer à la suite parce qu’on a plein d’autres idées. « Tout se transforme et tout est continuité. L’échec aurait été de continuer et de finir en burn-out. » Pour elle, l’arrêt de la revue n’est pas une fin définitive, mais une transformation naturelle et nécessaire.
Toutefois, ce basculement implique de chercher à préserver l’essence de Censored dans un univers numérique, « ce qui est difficile à expliquer, parce que c’est la fin de la revue mais pas de sa vision. (...) La question de l’art a toujours été présente et nous a toujours intéressées. Le web va nous permettre de trouver plus d’efficacité et de spontanéité. »
Parallèlement, les sœurs Labrosse poursuivent leur travail sur leur maison d’édition, éditions trouble, en maintenant un rythme modéré et soutenable : « On compte rester sur trois livres par an. (...) Ce rythme nous permet d’automatiser un peu plus pour aller plus vite sans nous épuiser. »
- Rester fidèle aux valeurs féministes face aux impératifs économiques
Les cofondatrices ont souvent refusé de sacrifier leurs principes féministes à des modèles économiques conventionnels. Elles ont expérimenté des approches alternatives, comme un abonnement culturel « All Inclusive. »
« On a imaginé à un moment cette formule d'abonnement avec des objets culturels à l'intérieur, qui étaient issus de notre curation. C'est-à-dire que sur un an, tu payais 150 euros et tu avais nos deux revues, deux livres, notre merch, des invitations à des événements au théâtre, etc. On a réfléchi à pas mal de choses, On voulait contourner autant qu’on pouvait, mais on s’est rendu compte que c’était trop compliqué. Trouver un modèle économique pour une revue qui ne repose que sur des ventes, c’est miraculeux. Nous on n'avait pas du tout envie de se lancer dans de l'actionnariat, dans des parts, tout ça. »
Clémentine souligne la difficulté de concilier engagement féministe et création capitalistique : « Le livre d’Elvire Duvelle-Charles, Féminisme et réseaux sociaux, en parle très bien. (...) Cet entrepreneuriat qui considère que grandir est le seul succès, on a trouvé que cela entrait en contradiction avec notre vision. Au début, quand on communiquait sur une sortie de numéro, il y avait cette obligation de bombarder tout le temps, de faire des formats, des mock-ups, des visuels tout le temps et tous les jours, vérifier l'algorithme, sponsoriser les postes… Tu te prends tellement vite au jeu que ça peut devenir un petit peu dangereux. À un moment, on s’est simplement dit : viens, on arrête. »
- L’importance du collectif et de l’expérimentation
Censored a toujours misé sur le collectif, collaborant avec une trentaine de personnes par numéro. Cependant, ce format rendait difficile la création de liens profonds avec chaque contributeur·rice.
« Dans une revue, on travaille avec une trentaine de personnes, mais c’est un rapport assez en surface. Cela peut être frustrant. À l’inverse, avec les éditions trouble, le lien avec un·e auteurice est plus profond et peut durer des années. »
Clémentine insiste également sur l’importance de l’entourage pour surmonter les obstacles. « C’est super important de casser l’idée qu’il ne faut pas montrer que tu es vulnérable. (...) Le collectif, c’est la force pour surmonter les doutes. Autour de nous, plein de journalistes ont créé des médias et sont passé·es par les mêmes interrogations, les mêmes angoisses que nous. Quand tu te rends compte que tu peux juste dire “Salut, je t'écris parce qu'en fait je me pose une question là-dessus, qu'est-ce que tu en penses ?”, cela change tout. La mise en commun est une évidence. »
Pour aller plus loin
- Dans cet entretien, Apolline Labrosse, Directrice artistique de la revue Censored et dévoile tous les secrets des couvertures originales et sensorielles du projet.
- Dans cette conversation, Clémentine Labrosse, s’interroge sur la dimension féministe de l’impression, quand le papier devient un outil de résistance et d’émancipation.
- Pour les fondateurs et fondatrices de médias, jongler entre la préservation de leur santé mentale et la stabilité de leur projet représente parfois un défi délicat. Pourtant, un média en bonne santé ne peut être (bien) dirigé par une personne au bord de l’épuisement professionnel. Alors comment préserver son bien-être et éviter de transmettre son stress à ses équipes lorsque la pression s’accumule ?
- Emmanuelle Josse est cofondatrice de La Déferlante, une revue trimestrielle et une newsletter indépendantes qui a lancé sa maison d’édition en 2023. Elle est l’invitée du troisième épisode de la deuxième saison de Chemins, le podcast de Médianes.
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