Max Leroy, ex-CNN : « Un bon média naît des besoins de l’audience, pas des envies des journalistes »

Max Leroy est spécialiste du produit et du design dans les médias, passé par Le Monde, POLITICO en Europe, CNN et le New York Times. Il est invité de la troisième saison de Chemins, le podcast de Médianes.

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Dans cet épisode de Chemins, je reçois Max Leroy, entrepreneur, spécialiste du produit et du design dans les médias et expert en développement d'audiences et de communautés. Passé par Le Monde, POLITICO en Europe et le New York Times, il a également conçu pour CNN+ le format interactif Interview Club, permettant aux audiences de poser des questions directement aux invité·es. Mais en 2022, CNN+ ferme après seulement 30 jours d’existence, entraînant avec elle l’abandon d’Interview Club. Dans cet épisode, Max Leroy revient sur ce que signifie construire un produit dans un grand média, gérer un échec qui ne dépend pas de soi et trouver la bonne distance entre engagement personnel et décisions d’entreprise.

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  • Interview Club : réinventer l’interactivité dans l’interview

Avant de rejoindre le secteur des médias, Max Leroy évolue dans la tech et le design produit. Après plusieurs expériences, notamment chez Meetup, une plateforme de mise en relation de communautés, il décide en 2019 de se tourner vers le journalisme.

« Après quatre ans dans la tech pure, j’avais envie de travailler dans un environnement plus en lien avec l’actualité. CNN cherchait alors à créer une équipe totalement autonome pour expérimenter de nouveaux formats, c’était une opportunité parfaite. »

À son arrivée chez CNN en 2020, Max Leroy est chargé de concevoir un format interactif permettant au public de poser des questions directement aux invité·es. L’idée : rendre les interviews plus transparentes et participatives.

« On ne voulait pas d’un chat où tout le monde écrit n’importe quoi. Il fallait un système où les spectateur·ices choisissent ensemble les questions les plus pertinentes. »

La landing page d’Interview Club sur CNN+. Crédits : Dayoung Hwang

Le projet naît d’un constat : dans leurs questions, les médias passent parfois à côté des vraies préoccupations du public. Lors de la primaire démocrate de 2020, certain·es candidat·es étaient systématiquement interrogés sur les mêmes sujets, tandis que d’autres questions, pourtant très discutées en ligne, n’étaient jamais abordées.

« On voyait des candidat·es épargné·es sur certaines questions en plateau alors que, sur le web, tout le monde en parlait. C’est là qu’on s’est dit : on doit donner aux gens la possibilité de poser les questions qu’ils veulent vraiment poser. »

Interview Club repose ainsi sur une interface intuitive intégrée aux plateformes numériques de CNN. Pour éviter que les interviews ne deviennent ingérables, l’équipe conçoit un système de sélection démocratique :

✅ Les utilisateur·ices soumettent leurs questions à l’avance ou en direct.

✅ Les spectateur·ices votent pour celles qu’ils jugent les plus pertinentes.

✅ Les invité·es répondent aux questions qui ont reçu le plus de votes.

  • CNN+ : un lancement ambitieux, une fin brutale

En mars 2022, CNN lance CNN+, une plateforme de streaming par abonnement censée incarner l’avenir numérique de la chaîne. L’objectif est de diversifier les sources de revenus face à la baisse de l’audience télévisée et rivaliser avec des services comme Netflix, Hulu ou encore Apple News+. CNN entend ainsi se détacher du modèle de la télévision traditionnelle et attirer un public plus jeune, habitué aux services de streaming et aux formats interactifs.

Pour accompagner cette transition, Interview Club est intégré à la plateforme comme l’un des formats phares. Mais après seulement 30 jours, le projet est arrêté.

« CNN+, c’était un projet interne, lancé dans une entreprise en pleine restructuration. Trois jours après la prise de fonction du nouveau CEO de Discovery, tout s’est arrêté. »

Capture d’écran de l’ex plateforme CNN+ en mars 2022

La raison principale ? La fusion entre WarnerMedia (maison mère de CNN) et Discovery rebat totalement les cartes en interne. Discovery ne croit pas au modèle CNN+ et décide d’arrêter les frais immédiatement.

« On n’a même pas eu le temps d’analyser si ça marchait ou pas. La décision a été prise au sommet, sans que personne dans l’équipe produit ou édito ne puisse défendre le projet. »

Dans les grands médias, l’innovation reste fragile face aux décisions financières et politiques. L’avenir d’un projet ne se joue pas uniquement sur son potentiel succès, mais aussi sur les rapports de forces en interne et les décisions de la direction.

« Il y a deux mondes : un qui est en train de mourir en faisant semblant de créer de l’interactivité, un autre qui le fait vraiment et qui cartonne. »
  • Un retard sur l’interactivité

Pour Max Leroy, les médias traditionnels qui prétendent être interactifs ne le sont pas encore réellement.

« Aujourd’hui, quand une radio ou une télé prend une question du public, elle est choisie en amont par un journaliste. Sur 500 questions reçues, une seule est sélectionnée. Tu peux poser une question un peu provoc’ que tu voulais absolument poser sans qu’elle vienne techniquement de toi. Pour autant, ce n’est peut-être pas celle qui intéresse le plus ton audience. C’est de la fausse interaction. »

C’est ce qui faisait la spécificité d’Interview Club : les spectateur·ices pouvaient voter pour la question qui les intéressait le plus parmi celles posées par leurs pairs. En comparaison, les nouvelles plateformes (Twitch, YouTube) offrent une véritable transparence dans l’interaction.

« Samuel Étienne, en live sur Twitch, voit les questions en direct, répond aux commentaires, bannit les trolls. Il y a une transparence totale avec son audience. Il y a deux mondes : un qui est en train de mourir en faisant semblant de créer de l’interactivité, un autre qui le fait vraiment et qui cartonne. »

  • Le rôle de Product Manager

Dans un média, le Product Manager travaille par et pour le contenu, main dans la main avec la rédaction. Contrairement à une plateforme de services où l’expérience utilisateur·ice et l’ergonomie sont des éléments décisifs, dans un média, le produit ne peut pas exister sans le contenu.

« Personne ne te dira “je me suis abonné au New York Times parce que j'adore l'interface, je la trouve très pratique”. Les gens s'abonnent pour le contenu. »

Ce lien permanent avec les rédactions est ce qui rend le rôle de Product Manager dans les médias si particulier. Contrairement à d’autres industries où le produit peut être conçu indépendamment du contenu, ici, les journalistes sont les créateur·ices du « produit » que le public vient consommer.

« Il est essentiel d’avoir la meilleure relation possible avec les personnes qui créent ce matériau : la rédaction. Son rôle est de poser des questions difficiles, de remettre en question des choix. Il est impossible d'être un bon Product Manager dans un média s'il n'y a pas une relation permanente, constructive et respectueuse avec la rédaction. »

Ce positionnement peut parfois créer des tensions avec la rédaction, qui peut voir dans ces questionnements une remise en cause de son expertise journalistique. D’autant que si la logique produit repose souvent sur l’expérimentation rapide, la culture journalistique privilégie la rigueur, la vérification et le contrôle éditorial.

« Un mauvais média, c’est celui qui est pensé pour les journalistes plutôt que pour le public. Il faut partir des besoins des utilisateur·ices. »
  • Repenser les médias existants

Max Leroy met en garde contre la tentation de toujours vouloir créer un nouveau média. Pour lui, l’enjeu principal aujourd’hui n’est pas tant d’ajouter de nouvelles voix, mais d’améliorer celles qui existent déjà.

« L’info-anxiété est énorme. Dans 95% des cas, je conseille aux gens de ne pas lancer un média. Il vaut mieux améliorer l’existant plutôt que d’ajouter du bruit. »

Un autre problème qu’il identifie est que de nombreux journalistes créent des médias qui reflètent avant tout leurs propres envies, comme une vitrine de leur vision du journalisme, sans véritablement prendre en compte les attentes et les besoins de leur public.

Enregistrement de Chemins avec Max Leroy

« Un mauvais média, c’est celui qui est pensé pour les journalistes plutôt que pour le public. Il faut partir des besoins des utilisateur·ices. »

En tant que Product Manager, Max Leroy a quitté plusieurs postes après deux ans. Le temps nécessaire pour faire avancer un projet. D’autant que l’énergie du changement est souvent forte au début d’un projet, lorsque l’organisation est en recherche d’innovation et que les dirigeant·es sont prêt·es à tester de nouvelles idées. Mais rapidement, les résistances internes et les inerties structurelles peuvent prendre le dessus.

« J’adore faire bouger les choses. Mais dès que je perds ma marge de manœuvre, je préfère partir plutôt que de rester dans des réunions politiques interminables. »

Il reste malgré tout persuadé que l’innovation est possible, même dans des structures historiques.

« Le New York Times innove en permanence. Ils attaquent OpenAI en justice, ils ont lancé un channel Telegram pendant la guerre en Ukraine… Je trouve aussi que les mutations du Monde sur le live sont passionnantes, leur service vidéo est exceptionnel. Je pourrais aussi parler des newsletters de POLITICO en Europe, de Contexte, 2050NOW… Il y a plein de médias traditionnels qui sont en train de trouver des marges de manœuvre, d’expérimenter avec beaucoup de succès. »

Pour aller plus loin

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Max Leroy a rédigé plusieurs chroniques pour Médianes sur le thème de la culture Produit dans les médias. Par ici pour prolonger la réflexion.
  • Comment développer une bonne démarche produit au sein de votre média ? Design, tech, marketing, éditorial… au sein des médias, il n’est pas toujours facile de mettre tous les métiers autour de la table. Pourtant, la définition et la mise en œuvre d’une stratégie nécessite de la cohésion et des bases communes pour bien adresser son audience. En trois mots ? La démarche produit.
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  • Pour un circuit court de l’audience. Face à la puis­sance des plate­formes, nom­breux sont les médias qui ont per­du la main sur leurs audi­ences. Rédac­tions, équipes pro­duit et édi­to, et si on repre­nait le contrôle ?
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Note de transparence : la partie Studio de Médianes a collaboré avec Max Leroy dans le cadre de la refonte de POLITICO en Europe.
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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de stratégie.