Comment développer une bonne démarche produit au sein de votre média ?

Les médias poursuivent leur transformation numérique et renforcent leurs équipes produit. On pourrait croire que les médias traditionnels opèrent comme les entreprises nées après la révolution numérique mais cela serait mal comprendre les réalités des entreprises média.

Max Leroy
Max Leroy

Design, tech, marketing, éditorial…au sein des médias, il n’est pas toujours facile de mettre tous les métiers autour de la table. Pourtant, la définition et la mise en œuvre d’une stratégie nécessite de la cohésion et des bases communes pour bien adresser son audience. En trois mots ? La démarche produit.

Ces dernières années, les médias poursuivent leur mutation numérique et renforcent leurs équipes produit. De loin, on pourrait presque croire que les médias traditionnels opèrent désormais comme des entreprises nées après la révolution numérique et que les pure-players ressemblent à s’y méprendre aux plus beaux champions de la startup nation. Ce serait mal comprendre les réalités du terrain des entreprises média et la complexité des interactions entre équipe de rédaction et équipe tech. Beaucoup de transfuges s’y sont cassé les dents ! Dans cette chronique, on va donc parler démarche produit au sein d’un média, pour continuer à rapprocher encore un peu plus ces deux mondes, sans gommer toutes les spécificités d’une entreprise média.

Avant toute chose, qu’est-ce que la démarche produit ? De mon point de vue c’est la fonction qui allie recherche, design, et développement pour déployer de nouvelles expériences au service de vos utilisateur·rices. Elle doit être créatrice de valeur ajoutée pour ces dernier·ères et de succès économique pour votre entreprise.

Créer des « personas » pour comprendre votre lectorat

Pour un média, quelle que soit sa maturité, il est très facile de parler de ses lecteurs·rices en termes quantitatifs : nombre de visites, de personnes inscrites gratuitement ou ayant souscrit à un abonnement payant, etc. Ces données, récoltées automatiquement par des outils relativement faciles à mettre en place, sont souvent partagées régulièrement avec l’ensemble des équipes du média et parfois même en externe. Alors vous vous êtes habitué·e à lire ce rapport e-mail quotidien, hebdomadaire ou mensuel, puis vous vous en êtes lassé·e. Pourquoi ? Peut-être parce que, malgré leur incontestable précision, ces valeurs absolues disent finalement très peu de choses sur celles et ceux qui vous lisent.

Vous interroger sur qui lit votre média et surtout pourquoi, c'est la première pierre indispensable pour construire une culture produit au sein de votre média et le piloter avec succès.

Pour parvenir à identifier ce qui caractérise votre lectorat vous pouvez démarrer très simplement en créant des profils riches, qualitatifs, qu’on appelle des « personas » :

  • Recrutez une trentaine de vos lecteurs·rices pour des entretiens individuels de 45 minutes à 1 heure. Donnez-vous un à deux mois à raison de un à deux entretiens par jour par exemple. Pensez à sélectionner des personnes diverses pour vous répondre ! Alternativement, vous pouvez envisager de conduire ces entretiens via un questionnaire en ligne, qui est aussi un très bon canal pour recruter vos participant·es.
  • Rédigez un guide d’entretien avec des questions ouvertes autour de 3 grands thèmes :

Qui êtes-vous ? Demandez-leur de décrire leur situation socioprofessionnelle avec leurs mots, puis leur rapport à l’information en général.

Pourquoi nous lisez-vous ? Interrogez-les ensuite sur leur rapport à votre média, leurs attentes, leurs sources de satisfaction ou d’insatisfaction.

Comment nous lisez-vous ? Cherchez enfin à comprendre les canaux par lesquels ces personnes vous consultent et beaucoup plus important : dans quelles conditions.

  • Construisez des personas (2 à 5) en identifiant les points communs dans les déclarations des personnes interrogées. Donnez un nom à ces personas (ex : « les étudiants désabusé·es » ou « les parents inquiets ») basés sur ce que vous avez entendu et retenus de ces entretiens. Enrichissez ces portraits types de citations issues de vos entretiens et ajoutez-y des attributs propres à votre média (heure de consultation, plateforme utilisée, etc).

Une fois ces personas constituées, vous avez fait la moitié du chemin. Reste maintenant à les partager le plus largement possible au sein de votre média ! Auprès de toutes les équipes et dans tous les espaces où cela vous est possible : réunions, docs partagés, emails. Assurez-vous que l’ensemble de votre média comprenne ces personas et s’y réfère lorsque vous discutez de nouvelles fonctionnalités, de nouveaux services à offrir. En vous posant une question simple : est-ce que cette idée, cette fonctionnalité, cette initiative sert positivement l’une de ces personas ?

Définir des objectifs d’engagement et de rétention de votre lectorat

Que faire une fois que vous avez une bonne compréhension des profils de vos lecteurs·rices ? Donnez-vous des objectifs clairs et réalistes pour déterminer si votre média, votre produit, répond bien aux attentes de vos personas. Par média je parle ici aussi bien du contenu que vous produisez que des plateformes et des fonctionnalités que vous déployez.

Pour définir ces objectifs, il est utile de s’inspirer des étapes du modèle AARRR (pour Acquisition, Activation, Rétention, Recommandation, et Revenu). Ce modèle de « funnel » (terme anglais que l’on traduirait par « entonnoir ») exprime la notion d’étapes successives qu’un nombre de personnes toujours plus réduit franchit dans leur interaction avec votre produit.

Tout en haut du funnel, c’est l’étape d’acquisition : le volume global de personnes que vous arrivez à amener sur votre média via différents canaux. Comme je le disais au début de cette chronique, et dans la première sur Médianes, les médias raffolent déjà trop de données flatteuses mais peu utiles (hors modèle publicitaire) sur cette étape d’acquisition : nombre de visites, pages vues, personnes abonnées sur les réseaux sociaux, etc. Si cette étape reste indispensable au succès économique de votre média, son exécution dépend le plus souvent de vos ressources marketing. Passons donc directement aux étapes les plus intéressantes pour créer une culture et une démarche produit au sein de votre média : l’activation et la rétention.

L’activation, c’est l’indicateur qui vous permet de dire qu’une personne qui visitait simplement votre média exprime désormais un intérêt réel pour votre contenu. Il peut s’agir de l’inscription à une newsletter gratuite par exemple, ou de la création d’un compte gratuit pour accéder au reste de votre contenu si vous l’avez placé derrière un paywall. À vous de définir cet indicateur d’activation. Il doit être binaire, mesurable sans ambiguïté (ex : soit une personne est abonnée à la newsletter soit elle n’est pas). Essayez aussi de choisir un indicateur d’activation corrélé à votre modèle économique (ex : une forte proportion des personnes abonnées à la newsletter gratuite font un don annuel ou s’abonne à un compte payant par la suite).

La rétention, c’est l’indicateur qui vous permet de confirmer que l’intérêt d’une personne pour votre média perdure. C’est toujours mieux avec un exemple : la personne ne s’est pas inscrite juste pour finir de lire l’article derrière votre paywall, elle est revenue six fois fois sur les deux semaines suivantes. Pour une newsletter cela peut être le taux d’ouverture à 30, 60 puis 90 jours d’une nouvelle personne abonnée. Pour un média mature qui combine site, app et newsletters vous pourrez mesurer le nombre moyen de visites hebdomadaires cumulées sur ces plateformes selon l’ancienneté (en mois ou années) de différentes personnes. On parle alors de « cohortes » d’utilisateur·rices.

La recommandation et le revenu sont les deux dernières étapes de votre funnel média. Elles garantissent la transformation de vos efforts marketing et produit en amont (acquérir, activer et retenir votre lectorat) en un succès économique pour votre média en aval (ex : souscription à un abonnement payant, offrir un abonnement à un ami). Ce sera peut-être l’objet d’une prochaine chronique !

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Pour définir de bons objectifs, après avoir choisi vos indicateurs d’activation et de rétention, ajoutez-y une cible et une durée. Si votre indicateur d’activation est le nombre de personnes inscrites gratuitement à votre média (5 000 actuellement par exemple) votre objectif peut-être d’augmenter ce nombre de 20% sur le prochain trimestre (soit 6 000 inscrits dans 90 jours). Pour votre indicateur de rétention vous pouvez appliquer la même méthode en partant par exemple du pourcentage de personnes qui ouvrent toujours votre newsletter 90 jours après leur inscription et en visant une augmentation de cet indicateur sur le prochain trimestre également. La règle c’est que votre objectif soit, encore une fois, facilement mesurable et ambitieux tout en restant atteignable.

Construire une feuille de route réaliste, priorisée et transparente

Vos personas et objectifs en main, vous avez tous les éléments nécessaires pour établir une feuille de route qui établisse clairement vos priorités, avec réalisme et transparence.

Définir les initiatives prioritaires, c’est débattre de chaque nouvelle initiative à l’aune de vos objectifs (sauf rares exceptions : impératifs légaux, techniques, etc). Par initiative je parle ici encore une fois autant de nouvelles idées de contenu qui impliquent des ressources rédactionnelles que de fonctionnalités uniquement produit que vous souhaitez améliorer ou déployer. Est-ce que ce nouveau format d’interview participera à augmenter votre indicateur d’activation ou de rétention ? Est-ce qu’une autre initiative de création d’un programme de parrainage y parviendrait avec moins d’efforts ?

Pour établir ce classement de vos initiatives prioritaires, je vous encourage à créer un espace récurrent de discussion avec les membres des différentes équipes du média (rédaction, marketing, business, etc). Vous pouvez, une fois par mois, mettre à jour votre feuille de route en discutant des nouvelles initiatives et en acceptant également de retirer celles auxquelles vous croyez moins ou plus du tout en cas de nouvelle information depuis votre précédente discussion collective (ex : l’effort technique ou rédactionnel s’avère trop important ; un questionnaire montre un intérêt limité pour la fonctionnalité).

Veuillez à ne pas transformer cette feuille de route en une longue énumération de ce que l’ensemble des équipes souhaitent pour le média. Assurez-vous de partager une feuille de route réaliste qui s'inscrit dans le moyen-terme (six mois à un an, avec un découpage trimestriel est un format idéal). Évaluez également les initiatives avec réalisme en termes de difficulté, en utilisant un format simple initialement comme celui des tailles de vêtements (S, M, L) ou une simple note allant de 1 à 5. Dans les deux cas, choisir une taille ou une note collectivement permet à chacun d’exprimer ses doutes : inconnues techniques, manque de ressources, dépendances de l'initiative à plusieurs équipes. Plus vous prendrez soin d’avoir ces discussions collectivement, avec une bonne dose de courage car le format peut être assez éreintant au démarrage : la transparence c’est d’abord épuisant, mais ça permet de nouer des liens très solides entre collaborateurs·rices ensuite.

Est-ce qu’en 2023 on a encore envie d’entendre « c’est compliqué avec la rédaction » ou « de toute façon c’est toujours non quand on propose une idée aux product managers » ? Je vous assure que si l’ensemble des collaborateurs·rices de votre média partagent et se réfèrent à des personas en commun et connaissent les grands indicateurs et objectifs qui guident votre feuille de route, ces phrases disparaîtront progressivement des couloirs et des réunions Teams. C’est surtout ça la clé d’une bonne démarche et culture produit dans un média : un langage commun au service d’une vision commune, qui laisse la place aux interrogations et aux suggestions de chacun et chacune.


Pour aller plus loin

  • L'approche produit, qu'est-ce que c'est ? La News Product Alliance propose la définition suivante d'un produit dans son glossaire : « Une solution tangible à un problème existant qui apporte de la valeur aux gens. Elle peut être technique, comme une application, un système ou un outil, ou se situer à l'intersection des besoins et des objectifs qui font progresser une stratégie commerciale, comme l'adhésion. »
  • Un nouveau média qui applique la culture produit ? Découvrez notre entretien avec Léry Jicquel, fondateur du Concentré Vélo, une newsletter sur l'actualité de la culture cyclable.
  • Comment construire sa feuille de route ? Médianes est à l'initiative d'une fiche pratique pour connaître la méthode, les usages et établir sa feuille de route.
StratégieProduit

Max Leroy Twitter

Maxime Leroy est Vice President of Product chez POLITICO Europe. Il est chroniqueur pour Médianes.