Et si les étudiant·es journalistes étaient les plus tradis ?

Pourquoi il est grand temps que les étudiant·es en journalisme s’intéressent aussi à ce qui entoure le journalisme.

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Bon, c’est vrai, l’accroche est un peu provoc. Mais étant moi-même une jeune journaliste, j’estime que ça va, vous ne devriez pas trop m’en vouloir. Je voulais profiter de la trêve estivale pour vous parler de quelque chose que j’ai constaté d’abord lors de mes études de journalisme, puis au cours de formations que j’ai animées ou auxquelles j’ai pu assister, sur l’économie des médias et la création de médias. 

Avant toute chose, il faut noter que dans ces écoles, les équipes pédagogiques sont souvent très ouvertes aux enjeux liés à la création de médias. Chaque année, une dizaine d’entre elles contacte notre équipe pour sensibiliser les étudiant·es au fonctionnement d’un média et ouvrir le spectre du journalisme en allant s’intéresser à d’autres thématiques (qui font tourner un média !) : le design, les finances, l’administratif, le marketing, le management, la tech… Chez nous, cela passe par des tours d’horizon des différents modèles économiques et surtout par la mise en pratique : choisissez un média, un produit éditorial ou bien imaginez-en un de A à Z ; définir ses cibles principales, les stratégies pour les atteindre, et les leviers pour les convaincre de s’impliquer — financièrement ou non — dans le projet.

Si les écoles sont souvent convaincues de l’importance d'aborder ces enjeux, c’est une autre histoire du côté des étudiant·es. Beaucoup continuent à opposer ce qu’ils considèrent comme le « vrai » journalisme — enquêter, écrire, éditer — à tout ce qui l’entoure. Le reste serait périphérique, presque suspect. Comme si la noblesse du métier résidait uniquement dans l’écriture.

Cette perception pose problème. D’abord, parce qu’elle ne reflète plus la réalité du métier. Ensuite, parce qu’elle forme une génération de jeunes journalistes avec une vision étroite et fragmentée de leur propre pratique. Bien sûr, les choses s’éclaircissent souvent dès les premiers stages ou alternances — mais autant gagner du temps.

« Ce n’est pas notre sujet »

Comment prétendre pratiquer un journalisme indépendant sans s’intéresser aux conditions concrètes qui le rendent possible ? Savoir comment son média est financé, qui le possède, comment il attire ou fidélise ses lecteur·ices, ce qu’il vend — et à qui — fait partie de la culture professionnelle de base. Aussi essentiel, à nos yeux, que la Charte de Munich, Albert Londres ou le Watergate. Tout ce qui, dans votre imaginaire, incarne la grandeur du journalisme.

Les journalistes ne peuvent plus se contenter de produire du contenu (pardon, d’écrire des articles qui vont faire tomber des présidents) sans regarder sous le capot. Comprendre ce qui permet à un sujet d’exister, d’être vu, lu, partagé, soutenu, c’est faire partie de l’équation.

Vous voulez faire du grand journalisme ? Soyez curieux·ses de ce qui fait tourner votre média. Car si les journalistes ne s’en préoccupent pas, d’autres s’en chargeront : les plateformes (Meta, Google, TikTok, Substack — encore eux), ou des impératifs d’audience à court terme.

OK : même en s’y intéressant, ce n’est pas à vingt ans, lors d’un premier stage que l’on aura son mot à dire sur les budgets, les choix de plateforme, les stratégies de monétisation et la ligne édito. Mais comprendre comment tout cela fonctionne, c’est déjà une première forme d’indépendance.

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Et concrètement ? 

Lorsque vous arrivez en stage ou en alternance, posez des questions.

‣ Qui lit le média ?
‣ Comment gagne-t-il de l'argent ?
‣ De quoi dépend-il (plateformes, partenariats…) ?
‣ Quel lien entretient-il avec ses lecteur·ices ?
‣ Qui décide, et comment ?

On vous confie une tâche qui ne vous enthousiasme pas ?

Ne vous fermez pas : proposez des alternatives. Un autre format, un angle différent, un titre plus adapté, une approche pensée pour un public précis.
Partir de l’intérêt de vos lecteur·ices, c’est toujours un bon réflexe. On ne fait pas un sujet pour se faire plaisir, mais pour qu’il soit utile.

Regardez ailleurs

‣ En suivant des newsletters qui s’intéressent aux stratégies des médias (coucou, c’est nous) ;
‣ En lisant les billets coulisses des médias (on en apprend souvent beaucoup sur l’organisation interne, les problématiques, les éventuels dilemmes et désaccords et la vie concrète d’une rédaction) ;
‣ Ouvrez vos horizons : le seul « vrai » journalisme n’est pas forcément long, écrit et enquêté. Variez les formats, testez, explorez.

L’article ne fait pas tout

L’autre impensé, souvent absent des formations : le produit — c’est-à-dire l’expérience globale que vit votre lectorat quand il interagit avec ce que vous produisez. Le journalisme ne repose pas uniquement sur des articles bien écrits. Il tient sur une articulation fine entre contenu, design, stratégie, technique et expérience utilisateur·ice. Des sujets qui font peur, souvent perçus comme extérieurs au « vrai » journalisme.

Des sujets qui font peur, souvent perçus comme extérieurs au « vrai » journalisme. Pourtant, celles et ceux qui créent ou rejoignent des médias indépendants le savent : sans cette dimension, même le meilleur contenu du monde peut tomber à plat. Trop long pour le format, mal présenté, mal distribué, inaccessible… il ne sera ni lu, ni utile.

C’est pour ça qu’on vous embête à vous demander qui est votre audience, ce dont elle a besoin, et comment y répondre. Concrètement, le produit, c’est ce qui vous aide à mieux écrire, mieux raconter, mieux toucher. Et bonus : ça va exactement dans le sens de ce que vous demandez.

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Zoom sur le design

Le travail des designers joue un rôle clé dans la perception d’une ligne éditoriale, la navigation sur un site, ou la construction de l’identité d’un média. Dans cette interview, Christelle Perrin, directrice artistique de Médianes, et Thomas Steffen, responsable du design numérique au Monde partagent leur regard sur ces enjeux — qu’on travaille dans une petite équipe ou dans une grande rédaction.

Une vision hiérarchique (et dépassée) des médias

Je constate également parfois que le regard porté sur les médias indépendants ou émergents trahit souvent un réflexe élitiste. Le prestige reste encore associé à des titres historiques ou à des grands groupes, tandis que les structures plus petites, coopératives, associatives ou locales sont perçues comme moins sérieuses… justement parce que, dans ces structures, les journalistes adoptent souvent une approche produit, à 360°.

À cela s’ajoute une forme de méfiance vis-à-vis de leurs modèles économiques. Pourtant, si un média vous inspire, intéressez-vous à ce qui le fait tenir.
Quand Gaze monte un studio de production en marque blanche ou que Vert organise des formations dans des entreprises, certain·es lèvent un sourcil. Mais dans le même temps, Le Monde publie des guides d’achat en affiliation et Télérama vend des box cinéma.

En France, l’information gratuite grâce aux services publics rend le pari de l’abonnement plus complexe pour les médias privés. Il n’y a pas, d’un côté, les purs, et de l’autre, celles et ceux qui auraient « vendu leur âme ». Il y a une réalité économique (et on fait tous·tes de notre mieux… être financé·e à 100% par ses publics, même si votre ciblage est super, ça ne veut pas dire que ce sera facile).

Il n’existe pas de média « grand public »

C’est une autre illusion tenace : celle du média « grand public ». Cette idée pousse à vouloir écrire pour tout le monde — en évitant de penser en termes de cible, d’utilité ou de pertinence.

Mais aucun média ne parle à tout le monde. BFM TV ne parle pas à tout le monde. Même Le Monde ne parle pas à tout le monde. Et c’est ok. Penser niche, au contraire, peut être une stratégie intéressante pour produire de l’information. Cette newsletter de Splice, par exemple, s’intéresse à des revues très spécialisées : The Surfer’s Journal, Mountain Gazette, etc et précise que ces dernières parviennent à bâtir un modèle viable grâce à une ligne claire, un lectorat ciblé, et, évidemment, des articles de qualité.

« L’information, ce qui compte, c’est de la penser à partir de celles et ceux qui la lisent, et non de celles et ceux qui la produisent. »

Si ça marche, c’est parce que ça répond à un besoin clair — et qu’on sait à qui on s’adresse. Une revue sur le Mölkky, vendue 50 euros le numéro à des passionné·es de Mölkky (il y en a, j’en fais partie, et on était 600 doublettes à l’Open de France de Nantes le week-end dernier), peut très bien fonctionner. Pourquoi ? Parce qu’elle serait la seule à proposer des contenus de qualité, pensés pour ce public précis, introuvables ailleurs. Bref, plus c’est ciblé, plus la valeur perçue est forte, et plus le public est prêt à payer et/ou à y consacrer du temps.

L’information, ça se pense à partir de celles et ceux qui la lisent, pas uniquement de celles et ceux qui la produisent. Et en général, se dire qu’on va être lu·e par toute la France, il n’y a qu’à nous que ça fait trop plaisir. Votre lectorat, lui, il s’en fiche. 

Une nécessité politique

La question n’est donc pas de savoir s’il faut « s’éloigner » du journalisme pour en faire. Elle est de considérer que le journalisme ne peut pas s’exercer durablement sans une compréhension politique de son écosystème.

Qui finance quoi, qui contrôle quoi, quels choix sont faits en matière de diffusion, de priorités éditoriales, de gouvernance. 

On ne vous invite pas à devenir gestionnaire, chef·fe de produit ou marketeux·se à mi-temps. Mais il est indispensable, aujourd’hui, de comprendre au moins le langage — de savoir de quoi on parle quand on évoque un modèle économique, une stratégie produit ou une audience cible. C’est une condition pour peser dans les choix… et défendre votre indépendance.

Pour aller plus loin

  • Étudiant·e ou non, vous avez envie de vous y mettre ? Découvrez notre parcours de fiches pratiques gratuites pour créer votre média en 5 étapes.
  • Design, tech, marketing, éditorial… Pas toujours simple de faire dialoguer tous les métiers dans un média. Et pourtant, une stratégie efficace repose sur une vision partagée. En trois mots ? La démarche produit.
  • La forme au service du fond : dans le design aussi, les publics sont centraux. Pour nous, le design graphique n'est pas un élément de surface, mais un levier stratégique intégré dès la conception du média, donnant de premières informations sur le type de média auquel on a affaire, son ton, son contenu, à qui il s’adresse.
  • « Un bon média naît des besoins de l’audience, pas des envies des journalistes » : écoutez le retour d'expérience de Max Leroy, ex CNN et du New York Times dans notre podcast Chemins.
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Depuis 2020, les équipes de Médianes interviennent dans de nombreuses écoles de journalisme, de communication ou de design pour épauler les étudiant·es dans la création de médias et de produits éditoriaux. Parmi elles, nous sommes heureux·euses de régulièrement intervenir à : l'ESJ Lille, l'IJBA, l'EPJ Tours, le Celsa, le CFJ Lyon et Paris, l'IEJ Paris et Les Gobelins.

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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de stratégie.