La Disparition : "Les médias de masse séparent toujours la culture de l’actualité"
François de Monès et Annabelle Perrin sont les cofondateur·ices du média épistolaire La Disparition. Pensée comme un produit d’appel à leur ambitieux projet papier, leur newsletter est devenue malgré eux une part de leur média.
Vous produisez des lettres en format papier. Pourquoi avoir lancé une newsletter en parallèle ?
Au départ, nous n’avions pas pensé à la newsletter et nous n’avions absolument pas envie d’en lancer une parce que ce qui nous intéressait, c’était vraiment cette idée de la lettre et du média papier que nous portons avec le projet de La Disparition. Nous craignions également une confusion de nos lecteurs et lectrices entre nos lettres papier et une potentielle lettre numérique. Nous nous disions que les gens n’allaient pas comprendre ce que nous faisions et que tout cela risquait de brouiller les pistes. Et puis, il a fallu se rendre à l’évidence. La newsletter pouvait être pour nous le principal moyen d’exister avant le lancement de notre média et de nos lettres en format papier. Cela pouvait nous permettre d’installer la thématique des disparitions dans l’actualité et de prouver tout l’intérêt, toute l’originalité et toute la légitimité de notre projet. D'autant que se lancer dans un projet de média sur les disparitions n'est pas évident à défendre : la thématique peut paraître déprimante, voire opaque. Nous nous sommes dit que lancer une newsletter en amont à un rythme bimensuel allait nous permettre d’expliquer le choix de traiter des disparitions, qui sont déjà absolument partout. Il s’agit simplement d’un nouveau prisme pour raconter et analyser l’actualité. Nous avons choisi de profiter des six mois que nous avions devant nous avant le lancement de nos lettres papier pour expliquer cette vision au sein d’une newsletter. Cela nous a permis d’acquérir une première communauté et de ne pas se retrouver à dire « salut, on lance un média papier, personne ne nous connaît et on va parler de disparitions, abonnez-vous ! ». Cela aurait sûrement été un peu étrange. Au début, on gagnait près de 400 abonné·es chaque mois. On s’est retrouvé·es à 1600 abonné·es au bout de quatre mois.
Quel contenu avez-vous choisi pour cette lettre numérique par rapport au papier ?
D’emblée, nous nous sommes dit qu’il fallait absolument que nous raccrochions le thème de la disparition à l’actualité. L’idée d’une revue de presse nous a tout de suite semblé évidente. Mais il faut faire attention avec ce type de format vu et revu, mieux vaut être sûr de pouvoir y ajouter sa patte pour en faire quelque chose d’original. Nous avons donc plutôt décidé d’utiliser cet espace pour mettre en avant tout ce que nous aimons, c’est-à-dire lire, regarder des films et écouter de la musique. Certes, toutes les personnes qui s’intéressent à la culture ont toujours mille choses en retard à voir, lire et écouter. Mais nous nous disions que proposer des recommandations culturelles liées à des disparitions pouvait être intéressant. D’autant que nous orientons ces recommandations en fonction de thématiques qui font l’actualité.
« Dans les médias de masse [...] les rubriques culturelles évoquent toujours des sujets complètement différents de ceux qui font l’actualité »
Le jour où notre newsletter évoque la situation politique au Chili, nous allons mettre en avant les poèmes d’une autrice chilienne. Un sujet sur la disparition des sports d’hiver va nous permettre de conseiller un film sur le ski. Proposer des recommandations culturelles en fonction du sujet, c’est cela qui nous plaisait. Dans les médias de masse, la culture arrive dans les pages de fin, bien séparée des sujets du jour, à la fois sur le fond et sur la forme. C’est très bizarre, non ? Les rubriques culturelles évoquent toujours des sujets complètement différents de ceux qui font l’actualité. Dans la newsletter de La Disparition, nous lions toujours les deux.
Cela vous a tellement plu que vous avez même choisi de lancer une deuxième newsletter. Vous nous racontez ?
Effectivement, nous envoyons à présent une newsletter chaque semaine ! Une semaine la newsletter classique et une semaine ce que nous appelons le carnet de bord. Ce second format dévoile le thème de la lettre que nous nous apprêtons à publier pour donner envie de la commander ou de s’abonner. Nous demandons à l’auteur ou à l’autrice de nous faire la liste des livres, des films et des chansons qu’il ou elle aurait écoutées pendant l’écriture de sa lettre. Nous nous chargeons ensuite d’écrire des petits papiers pour toutes les recommandations que nous intégrons à cette newsletter. L’un lit un essai, l’autre écoute l’album, nous allons assez vite. La différence avec notre première newsletter, c’est que nous abordons des sujets qui ne s’inscrivent pas forcément dans l’actualité chaude et surtout, cela nous permet de mettre en avant le travail que nous faisons également sur le papier. En fait, c’est un enrichissement du papier. Tu peux lire la newsletter sans être abonné·e à la lettre et tu comprends très bien la thématique, tu n’as même pas besoin de lire la lettre. Mais si tu as lu la lettre, effectivement, cela prend une dimension supplémentaire. Si tu as apprécié ta lecture et que tu as envie d’en savoir plus, tu n’as qu’à chercher dans tes courriels la newsletter référente et là, tu vois quels romans, essais, musique l’auteur·ice peut te conseiller. C’est complémentaire.
Avez-vous réussi à créer une communauté propre aux newsletters ?
Nous ne nous servons pas vraiment de nos newsletters pour faire de la communication par rapport à nos lettres. Bien sûr, nous écrivons dans chacune de nos newsletters « et dans nos lettres papier, vous trouverez ce thème-là, ce sujet-ci, voici comment vous abonner si vous le souhaitez » mais nous le mettons plutôt à la fin. Nous ne voulons pas nous servir de nos newsletters de façon abusive. Parce qu’il y a des gens qui se fichent complètement de nos lettres papier. Ces gens ne s’abonneront probablement jamais au papier d’ailleurs mais ils aiment profondément nos newsletters. Quand nous leur avons demandé s’ils préféraient recevoir le carnet de bord le mardi ou le jeudi, ils nous ont envoyé des courriels de trois pages en nous expliquant pourquoi ils préféraient le jeudi ou pourquoi cela n’avait aucune importance pour eux. Une dame nous a ainsi raconté qu’elle était retraitée, qu’elle s’occupait auparavant des personnes exilées, et elle nous a fait tout un récit génial pour nous dire qu’en fin de compte, le mardi ou le jeudi, cela n’avait aucune importance pour elle. Notre revue de presse a une communauté qui y est très attachée et qui a fait un bel accueil à notre seconde newsletter, le carnet de bord. En près de deux ans de newsletters, nous avons gagné près de 5000 abonné·es et conservons un taux d’ouverture proche de 50%.
Dans quelle mesure le ton de la newsletter est-il différent par rapport à celui du papier ?
Comme nous n’écrivons pas nous-mêmes les lettres papier, la newsletter nous ressemble beaucoup plus. Elle est plus directe. Je ne dirais pas qu’elle est plus engagée mais elle se permet sûrement plus de choses. Dans le papier, nous n’écrivons qu’une petite note d’accompagnement de la lettre dans laquelle nous faisons en sorte de ne pas parler des politiciens. Nous préférons utiliser cet espace pour parler des problèmes de fond — même si les politiciens sont peut-être aussi des problèmes de fond, bref. Toujours est-il que dans la newsletter, nous nous permettons un peu plus d’y aller, de chambrer, d’être parfois franchement énervé·es. Sur le papier, le débat est peut-être un peu plus philosophique.
Finalement, la newsletter, c’était une bonne idée ?
Honnêtement, nous ne pensions pas que la newsletter resterait sur la durée. Au départ, on se disait « allez, faisons cela pour soutenir le lancement de notre média papier, cela nous fera de la pub ». Et puis, nous avons vu notre nombre d’abonné·es augmenter très rapidement. Pendant trois ou quatre mois, nous gagnions 400 abonné·es par mois à la newsletter, avec de super taux d’ouverture, des personnes qui nous écrivaient régulièrement. Nous ne pouvions pas tout arrêter d’un coup. Surtout que c’est un plaisir à faire depuis le début. Si nous pouvions embaucher quelqu’un pour nous soulager de certaines tâches, nous ne nous séparerions pas de la rédaction de la newsletter parce que nous y tenons énormément. Par ailleurs, un·e dirigeant·e d'un petit média a selon moi à perdre à faire rédiger sa newsletter par quelqu'un d'autre. Ta newsletter, c’est ton lien direct avec les abonné·es.
Ce succès ne vous donne pas envie de la monétiser ?
Hors de question. Nous ne nous interdisons pas de lancer une campagne de dons. Nous nous y mettrons sûrement quand nous pourrons le faire correctement. Mais rendre la newsletter payante ou y inclure des pubs, c’est un grand non. On ne mettra pas de pub non plus dans nos lettres papier, d’ailleurs. Ce serait vraiment contre-productif.
Pour aller plus loin
- La recommandation, vous y avez pensé ? Qu’elles fassent l’objet d’un post Instagram ou qu’elles forment la proposition de valeur de votre média, celles-ci peuvent vous permettre de fidéliser des publics avec lesquels vous partagez une même sensibilité et d’en acquérir de nouveaux via les réseaux sociaux.
- Cet entretien fait partie de notre série sur les newsletters indépendantes. Retrouvez les épisodes précédents avec Léry Jicquel, fondateur du Concentré Vélo, Jean Abbiateci, du média par newsletters Bulletin et Léa Lejeune, fondatrice la newsletter féministe Plan Cash.
N.D.L.R. : Médianes, le studio, accompagne l’équipe de La Disparition depuis ses prémices en 2020, que ce soit dans ses développements stratégique, design, marketing et technique.
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