Bulletin : transformer sa newsletter en un produit physique

Jean Abbiateci est le fondateur de Bulletin, un média de newsletters optimistes créé en 2020 et qui comprend aujourd'hui un studio de formation. En 2022, il lance Le Dico des mots extraordinaires, un livre compilant le meilleur de la rubrique préférée des abonné·es à sa newsletter gratuite.

Marine Slavitch
Marine Slavitch
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Ce qu'il faut retenir : avant de lancer une version physique de votre média, interrogez votre audience afin de vous assurer de leurs préférences quant à votre futur produit. La clé ? Ne pas se précipiter, adapter l’offre à la demande et penser un produit capable de fournir une source de revenus à long terme.
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🇺🇸 Want to read this article in English? You can! Here's our article translated by Marine Slavitch, on Inbox Collective's website.

Comment l’idée du Dico des mots extraordinaires vous est-elle venue ?

Ce livre est né du « Mot de la fin », une rubrique présente dès les débuts de ma newsletter Bulletin. Je pense qu’une bonne newsletter doit toujours finir avec un petit truc sympa à emporter pour les lecteurs et lectrices. Cette rubrique a par ailleurs toujours été simple à écrire et à mettre en place. Le principe consiste à décortiquer chaque semaine un mot étranger qui ne possède pas d’équivalent dans la langue française. Au fur et à mesure des éditions, je me suis rendu compte que les gens s’étaient vraiment attachés à la découverte de ces mots. La moitié des messages que je recevais étaient liés à cela. Et beaucoup me demandaient d’en faire un livre. Au début, j’ai refusé. Je considérais que cela représentait beaucoup de boulot et je n’avais ni l’envie, ni le temps, ni les moyens d’investir dans un tel projet. Mais la demande a continué à aller crescendo et j’ai fini par accepter. Je savais que je ne prenais pas énormément de risques, j’étais à peu près sûr de rentrer dans mes frais tant la demande était importante.

La rubrique « Mot de la fin » de Bulletin

Quel mode de distribution avez-vous choisi ?

Je me suis pas mal demandé s’il ne fallait pas passer par une maison d’édition. Le produit étant assez simple, j’ai vite senti que je pouvais tout faire maison. Le dico des mots extraordinaires est facile à produire : il y a certes un peu de design mais les textes sont déjà écrits et ne demandent pas une grande réécriture. Passer par un éditeur aurait retardé de plusieurs mois la sortie de ce livre et aurait ajouté toutes sortes de contraintes. La vraie question, c’était de savoir à quel point la communauté de Bulletin pouvait être monétisée à travers ce projet. Après tout, les abonné·es sont à nos côtés depuis deux ans et nous ne leur avons jamais rien demandé de particulier. Est-ce qu’ils et elles seraient prêt·es à acheter un produit physique qui amènerait un peu de revenus à Bulletin ? J’ai choisi de prendre le moins de risques possible en distribuant exclusivement en ligne. Aujourd’hui, le livre est présent dans quelques librairies suisses parce que j’habite à côté mais nous avons voulu faire en sorte de conserver un maximum de marge d’un point de vue économique en évitant de chercher des distributeurs ou des intermédiaires.

Le dico des mots extraordinaires est distribué exclusivement en ligne

Côté design, comment avez-vous réussi à conserver cette marge ?

Quand on se lance dans un tel projet, il faut apprendre à se freiner parce qu’on a toujours envie de créer le plus beau livre du monde. Nous, on a tout de suite voulu en faire un à l’économie en essayant de se rajouter le moins de charges possibles pour fabriquer un objet destiné à ramener de l’argent, clairement. On a d’abord élaboré une belle maquette avec mon designer et on s’est demandé s’il fallait ou non y intégrer des illustrations. On a regardé les tarifs, on savait que cela nous coûterait super cher. Il y a soixante mots dans notre dictionnaire, ce qui implique de réaliser soixante illustrations. Il a donc fallu repenser le design du produit pour que le bouquin soit à la fois chouette et peu cher à produire. D’où notre choix d’illustrer les mots en jouant avec les typographies et en ajoutant quelques effets visuels.

« S’il y a un investissement à faire, c’est dans le graphisme »
Chaque mot du dictionnaire est illustré par des jeux typographiques

Pourquoi ce format carré ?

Ce dico n’a pas une masse de texte énorme, on peut le laisser traîner sur un coin de table. On n’est pas sur une encyclopédie linguistique : c’est vraiment un livre d’apéro ou de toilettes et que l’on picore quand on en a envie. On a essayé de réaliser un produit à la fois simple et très graphique et coloré. Mon designer [Loris Grillet, NDLR.] s’est inspiré des livres carrés d’Austin Kleon sur le monde du travail qui ont un côté très identifiant dans lequel on se reconnaît. S’il y a un investissement à faire, il se trouve dans le graphisme. Il faut que les gens prennent plaisir à feuilleter un beau produit.

Les livres d'Austin Kleon ont inspiré le design du Dico des mots extraordinaires

Combien de livres avez-vous vendu ?

Nous avons vendu près de 4000 exemplaires du Dico. Cela revient à environ 60 000 euros de chiffre d’affaires. Pour un petit média frugal comme Bulletin, cette source de revenus n’est pas négligeable. Dès le départ, nous avons voulu ajouter des lignes de revenus pérennes qui ne soient pas dépendantes d’une campagne de financement. Je pense qu’on ne peut pas faire dépendre l’économie d’un média simplement sur des financements participatifs, même si ceux-ci peuvent très bien fonctionner. Le jour où ces campagnes ne marchent plus, on se retrouve coincé.

Est-ce un produit durable ?

Nous avons choisi un bel imprimeur [l’imprimerie des Deux-Ponts, NDLR.] pour ne pas faire un livre au rabais. Nous avons notamment utilisé des encres végétales et du papier recyclé. Nous ne voulions pas d’un livre imprimé sur un site obscur ou sur Vistaprint. Le produit est simple mais il a de l’ambition sur sa matière. C’était également important pour nous de fonctionner au niveau local. Le Dico a été conçu à Evian, il est imprimé à Grenoble, mon graphiste habite en Suisse. Ce qui compte pour moi, c’est aussi d’avoir quelque chose qui entre dans les enjeux ever green. Ce bouquin va m’assurer des ventes sur un an ou deux par rapport à une revue qui va forcément se retrouver datée à un moment. C’est tout de même beaucoup plus simple d’avoir un produit qui dure dans le temps. Je voulais quelque chose de durable.

Le dico des mots extraordinaires a été conçu dans une dynamique locale

Combien de temps a pris la conception de ce livre ?

Le temps de travail était assez faible. Le design a pris trois ou quatre jours, la réécriture quatre jours également. En quinze jours, le gros du travail était fait. Le plus chronophage, c’est l’envoi. Je ne peux pas le quantifier. Sur l’année, c’est gérable, mais quand les périodes de fêtes arrivent cela devient vite pesant.

Le Dico des mots extraordinaires est-il rentable aujourd’hui ?

Tout à fait. Sur un produit comme cela où il y a un risque financier, nous avons investi près de 10 000 euros : le tiers sur le design et le reste sur le premier tirage. Il faut être sûr de rentrer dans ses frais, d’où l’intérêt de bien écouter ses lecteurs et lectrices pour une première prise de risques. Pour un modèle comme le mien, je peux pas me permettre de sortir 10 000 euros et d’en gagner 2000. Là, honnêtement, j’étais sûr de rentrer dans mes frais. L’audience est prête à payer quand on lui offre quelque chose de palpable, surtout quand cela vient d’un projet comme Bulletin qui est généraliste. On n’est pas La Gazette du Palais, on ne fait pas de la presse professionnelle. Donc les gens sont prêts à avoir un petit produit papier. Il y a un côté cadeau de Noël, un côté soutien également. Je pense que c’est la meilleure idée que j’ai eue et cela va me permettre de passer une année 2023 plus sereine.  

Si c’était à refaire, que changeriez-vous ?

Aujourd’hui, c’est le bazar chez moi. Il y a des cartons partout. J’ai une maison mais ce n’est pas Versailles. Tous les bouquins s’entassent. L’aspect logistique est assez impressionnant. Je pense que si le projet continue de se développer, j’essaierai de trouver une solution de publipostage, de distribution et d’emballage pour que cette étape soit moins chronophage. Mais l’expérience a été bonne à prendre, il faut passer par ces moments ingrats pour comprendre et faire en sorte pour la suite que la logistique corresponde à l’activité. En faisant, j’ai tout découvert ! Des tarifs de La Poste au choix des enveloppes, du packaging, du conditionnement. Cela m’a permis de progresser en compétences.

« Pendant deux ans je n’ai rien demandé à mes lecteurs et lectrices à part leur avis  »

Avez-vous des conseils à donner à celles et ceux qui souhaiteraient décliner tout ou partie de de leur newsletter ?

Capitalisez sur ce qui fonctionne le mieux. L’erreur, c’est de faire un produit en plus de sa newsletter. Mieux vaut proposer un produit à partir de ce qu’il y a de meilleur dans sa newsletter. Vous pouvez faire des études d’audience, poser la question à vos lecteurs et lectrices mais en général, ce qui marche le mieux, on le sent très vite. On a fait un peu de publicité ciblée et stratégique sur Facebook mais le principal canal, et de très loin, ce sont les abonné·es fidèles qui nous lisent depuis deux ans. Et j’ai fait très peu de promo. On a eu quelques papiers dans la presse mais je ne suis pas allé courir les radios. C’est d’autant plus chronophage que je ne suis pas basé à Paris. Pensez à la durabilité. L’événementiel fonctionne bien mais quand vous êtes un petit média comme Bulletin, c’est compliqué de mobiliser. Enfin, il faut garder en tête la question de l’ancienneté. J’ai pendant deux ans monté des projets auxquels les gens se sont attachés. Tu ne peux pas arriver de nulle part et dire « allez-y, achetez mon bouquin ». Pendant deux ans je n’ai rien demandé à mes lecteurs et lectrices à part leur avis.

Pour aller plus loin

  • L'evergreen content, qu'est-ce que c'est ? Le Digital Marketing Institute propose la définition suivante dans son glossaire : « Ce terme désigne un contenu marketing durable dans le temps. Un article, une vidéo ou une infographie qui ne va pas (ou peu) se périmer, qui reste quasiment intemporel ou indémodable après sa publication. Ce type de contenu reste toujours intéressant et pertinent, quelle que soit la date à laquelle les internautes le lisent. Le contenu evergreen, aussi nommé contenu froid, de long terme, ou encore durable, présente un double intérêt : pour le référencement naturel et pour le web écologique. »
  • Cet entretien fait partie de notre série sur les stratégies des newsletters indépendantes. Retrouverez le retour d'expérience de Léa Lejeune, cofondatrice du média féministe Plan Cash, celui de François de Monès, cofondateur du média épistolaire et politique La Disparition, et celui de Léry Jicquel, fondateur du Concentré Vélo, une newsletter sur l'actualité de la culture cyclable.

Note de la rédaction - 14/02/23 : Les commandes librairies impliquent un prix de vente moins élevé, ce qui explique le décalage entre le nombre de livres écoulés et le chiffre d'affaires de Jean Abbiateci sur ceux-ci. Pour 4 000 exemplaires vendus, Jean touche donc 60 000 euros de chiffre d'affaires, et non 80 000 euros comme certain·es lecteur·ices nous l'ont souligné.

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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de veille.