
Substack, ou le mirage de l’indépendance
La plateforme de newsletters ne corrige pas les déséquilibres du système médiatique : elle les reproduit. Histoire d’un gros malentendu.
Sur le papier, c’était sexy. Redonner aux journalistes le contrôle de leur voix, renouer un lien direct avec celles et ceux qui nous lisent et générer directement des revenus. Dans un écosystème en crise, la plateforme de newsletters Substack semblait offrir une vraie émancipation : un outil facile à prendre en main, un modèle d’abonnement, et la possibilité de développer sa communauté. Sauf qu’en fait, non.
Un modèle économique inégalitaire
Huit ans après son lancement, Substack est moins une alternative qu’une déclinaison néolibérale du problème. La plateforme s’inscrit dans une nouvelle vague du lien direct entre journalistes et lecteur·ices, en réaction à la fatigue des réseaux sociaux et à l’illisibilité imposée par les algorithmes. Dans ce contexte, l’idée de « reprendre le contrôle » de sa distribution donne envie. Mais c’est souvent le serpent qui se mord la queue. En remplaçant un intermédiaire (média, réseau social) par un autre (Substack), on reste prisonnier d’une logique de plateforme, avec ses règles opaques et ses biais structurels. Quid, alors, de l’indépendance ?
On vous en parlait à ses débuts, la plateforme fonctionne très bien pour celles et ceux qui fonctionnent déjà très bien : ils et elles ont déjà une forte influence et une communauté solide. Ce sont des journalistes stars, des voix déjà écoutées et suivies, comme Lauren Bastide, autrice et productrice des podcasts La Poudre et Folie Douce ou Victoire Tuaillon, ex autrice et voix du podcast Les Couilles sur la table, chez Binge Audio.
La plateforme ne crée pas l’audience : elle la redistribue. Grâce aux recommandations croisées, les auteur·ices les plus visibles s’amplifient mutuellement — mais ces mécanismes profitent avant tout à celles et ceux qui disposent déjà d’une forte notoriété. Pour les autres, il faut bâtir sa base d’abonné·es de zéro. Et les revenus restent précaires : une étude de la Columbia Journalism Review (2022) et reprise par Cyrille Frank sur Minted détaille le calcul : « si vous avez 500 abonnés qui vous paient 5 dollars par mois, vous gagnerez 2 500 dollars par mois, ou plutôt 2 250 dollars après la commission de Substack. Et vous écrivez au minimum un article par semaine, probablement plus. [...] Vous ne gagnez pas vraiment un salaire décent avec Substack tant que vous n’avez pas des milliers d’abonnés payants. » Un moyen, somme toute, de travailler plus pour gagner moins. Substack reproduit ainsi un capitalisme de l’audience, où celles et ceux qui ont déjà gagné gagnent encore (et ils et elles auraient tort de s’en priver), mais où les autres sortent les rames sur le lac maudit de la précarité.
Un marketing externalisé
Et encore : tout cela suppose d’atteindre ces fameux·ses 500 abonné·es payant·es, ce qui reste l’exception plutôt que la règle. Car Substack ne fait pas le travail marketing à votre place. Il ne suffit pas d’écrire : il faut aussi segmenter, promouvoir, relancer, scénariser ses formats, optimiser les objets d’e-mail, poster sur les réseaux… Bref, être son propre service marketing. La promesse d’indépendance éditoriale se double d’une injonction à l’auto-entrepreneuriat total. C’est un modèle qui transfère sur l’auteur·ice l’ensemble des responsabilités sans mutualisation ni accompagnement.
Aucun protection sociale
Derrière la rhétorique de l’indépendance, il n’y a ni congés payés, ni protection sociale, ni collectif. Elle prélève 10% de commission sur les revenus, mais ne propose ni accompagnement éditorial, ni dispositif de sécurisation, et ne garantit évidemment aucun droit social. On l’adore, le discours de celui·celle qui s’est fait·e tout·e seul·e, si tu veux filmer t’as juste besoin d’un truc qui filme, mais jusqu’où est-on prêt·e à aller ? La réalité est celle de l’isolement, renforcé par la charge mentale de la production continue, qui devient la norme.
Une infrastructure propriétaire
Enfin, Substack n’est pas qu’un outil. Comme l’a documenté Lex Roman dans cette enquête, c’est une plateforme qui oriente la visibilité des contenus, conserve les données des utilisateur·ices (paiement, lecture), et enferme la relation avec l’audience dans un cadre fermé. Substack conserve en fait la propriété des données utilisateur·ices : les créateur·ices ne peuvent pas exporter librement les infos de paiement ou les comportements de lecture, et les abonné·es restent liés à la plateforme, non à la personne qui écrit. Bref, libre à vous de partir, mais sachez que vos abonné·es, elles·eux, resteront sur la plateforme.
Si la critique ne vaut pas pour tous les outils de financement direct, elle mérite d'être affinée. Substack réunit les volets liés à la publication, au design, à la distribution et à la monétisation dans un écosystème fermé. D'autres outils permettent plus de souplesse. On peut publier via des outils open source comme Ghost, ou des plateformes de newsletters plus souples comme Beehiiv, et y intégrer ensuite des solutions de monétisation. Certains médias choisissent aussi d’ajouter à ceux-ci des outils externes comme Patreon ou Tipeee, vus ici comme de simples boîtes à dons. Car hébergés sur des plateformes propriétaires, ces derniers posent aussi des questions d’indépendance. La clé, c'est que derrière l’illusion d’indépendance offerte par certains outils « tout-en-un », se cache souvent un renoncement technique et éditorial déguisé.
… et biaisée
Enfin, contrairement à ce qu’elle affiche, la plateforme n’est pas neutre. Substack a été critiquée pour son manque de modération face à des contenus transphobes ou nazis. Elle privilégie les logiques d’opinions tranchées, de l’indignation ou du récit personnel clivant. La presse indépendante ne peut pas se construire sur cette base.
Le journalisme engagé dont nous parlons et que nous défendons est un journalisme qui a besoin de temps, de moyens, de travail d’équipe. Celui-ci repose sur une vision de l’information comme bien commun, pas comme une marchandise. Il s’agit de croire à l’entrepreneuriat, mais pas à l’illusion de l’indépendance clé en main. Être autonome, ça se construit : avec des outils appropriables, une stratégie claire, parfois du collectif. L’enjeu, ce n’est pas de fuir les plateformes, mais de comprendre ce qu’elles offrent et ce qu’elles prennent.
Substack n’est pas une trahison, c’est un malentendu : sur ce qu’est l’indépendance, et sur ce que le journalisme exige pour durer.
Pour aller plus loin
- Les jeunes publics ont tendance à délaisser les marques médias classiques au profit de journalistes indépendants en qui ils ont confiance et pour lesquels ils sont prêts à payer. Aux États-Unis, les 16-40 ans sont deux fois plus enclins à rémunérer un·e créateur·ice qu’un média (American Press Institute, 2023). Les journalistes peuvent ainsi devenir leur propre média. Reste à savoir comment bâtir une audience, monétiser son travail et préserver la qualité éditoriale.
- Dans cet article, le journaliste Ezra Klein explique pourquoi il a préféré rejoindre le New York Times plutôt que de vendre son podcast à Spotify ou lancer son propre compte sur Substack.
- La newsletter peut être bien plus qu'un simple outil de promotion pour ses derniers articles. Il est possible de l'imaginer comme un produit incarné pour parler directement à sa communauté, de la thématiser en fonction de l'actualité voire de la structurer en cycles finis. Toutes nos recommandations pour vous aider à imaginer une newsletter qui sorte du lot.
- Créer et diffuser une newsletter efficace est un art qui requiert une attention particulière aux détails, de la déliverabilité à l'accessibilité. Quels sont les enjeux tech et design à avoir en tête ?
- Depuis bientôt trois ans, l'équipe de Médianes expérimente et utilise différents outils pour son travail au quotidien. Nous souhaitons vous présenter ceux-ci, pour peut-être vous donner des idées, ou ouvrir le débat !
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