Les apéros Croque-Marseille, quand le média naît de la rencontre

L’intimité pour faire communauté. En transformant son salon en espace de rencontres professionnelles, le journaliste gastronomique Ezéchiel Zérah fidélise une audience active, connectée entre elle autant qu’à lui.

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Tout commence par une une story Instagram : « Lundi 14 avril, ce sera le 10e apéro Croque-Marseille ! Si vous travaillez dans la food et que vous voulez venir, dites-le moi en MP :) ». Une édition particulière, précise Ezéchiel Zérah, papa de Croque-Marseille : « Une chaîne télé américaine viendra filmer l’événement : pas de no show possible ».

À Médianes, cela fait quelque temps que nous suivons le travail d’Ezéchiel. Depuis cinq ans, ce journaliste gastronomique, lu dans Le Monde et Libération, alimente Pomélo — 6 000 abonné·es payant·es — une newsletter de référence sur les tendances culinaires en France et à l’étranger. En parallèle, le journaliste développe Croque-Marseille, compte Instagram de bonnes adresses de « la nouvelle capitale gastronomique française », comme il l’appelle. Un média plus accessible, serviciel, et centré sur la communauté. Sa spécificité ? Les fameux « apéros ». 

Tous les mois, dans son salon, une grande réunion tupperware avec une cinquantaine d’acteurs et actrices de la gastronomie marseillaise : des chef·fes, des cuisinier·ères, des boulanger·ères, des pâtissier·ères, des sommelier·ères et des producteur·ices de champignons, oui, mais aussi des journalistes, influenceur·ses, communicant·es, éditeur·ices, photographes, designer·ses, des gens qui travaillent dans l'événementiel, qui créent des marques, ouvrent des lieux…  Chacun·e apporte quelque chose à boire ou à grignoter, et les échanges s’engagent naturellement. L’environnement volontairement informel favorise des interactions directes, sincères, et fait émerger des connexions durables entre les participant·es. En misant sur la convivialité, les apéros de Croque-Marseille permettent au média de consolider sa communauté, tout comme son ancrage local.

Un espace intime et chaleureux, pensé pour la rencontre

L’idée est née suite à la publication du livre d’Ezéchiel, Marseille, Un jour sans faim ! chez Hachette, en novembre 2023. « C’est une Bible de la gastronomie marseillaise avec une trentaine de contributeur·ices, explique le journaliste. L’envie de prolonger le livre avec ces événements est venue naturellement, d’autant que j’ai besoin de rencontrer toujours de nouvelles personnes pour abreuver les différents médias et projets sur lesquels je travaille ». Objectif : renforcer visibilité, réseau et engagement communautaire en capitalisant sur la légitimité acquise par le livre. Quoi de plus propice qu’un espace intime, chaleureux et pensé pour la rencontre ?

Sur la cinquantaine de personnes présentes dans son salon, une dizaine ouvrira bientôt des cafés ou des restaurants et donnent ainsi à Ezéchiel la primeur de l’information. « Comme on est dans un contexte informel, il n’y a plus de barrière intervieweur-interviewé·e. On est chez moi, ils et elles me parlent de leurs actus, de leurs projets. Je leur demande toujours avant d’en parler publiquement, mais il y a un côté très libre », souligne-t-il. 

Ces événements ne profitent pas qu’au journaliste. Ils donnent à chacun·e la possibilité d’échanger avec ses pairs sur le métier, mais aussi de trouver du travail ou de donner naissance à des collaborations. 

Premiers échanges sur WhatsApp

J’ai de la chance, il reste quelques places lorsque je demande à Ezéchiel si je peux participer au prochain apéro. Ni une ni deux, me voici ajoutée à un groupe WhatsApp, qui fonctionne comme un espace de pré-engagement. Avant même l’événement, les participant·es ont l’opportunité de se connaître et de commencer à interagir. De quoi renforcer l’esprit communautaire et faciliter le networking le jour J. Cette fois, nous sommes cinquante-deux. Tout le monde se présente et joint le lien vers son compte Instagram.

Il y a des rigolos. « Bonjour moi c’est le Muge et j’amène du Ricard », prévient un certain Jacquemuge. « Hello, moi c’est Driss de la Meulerie et je viens avec du fromage qui ira très bien avec le Ricard de notre ami le Muge ». Ezéchiel souligne également la présence du créateur de l’Huile Smith, une très bonne huile d’olive, paraît-il. 

Il y a aussi des gens très sérieux. « À Marseille depuis une dizaine d’années, j’ai à cœur de mettre en lumière ceux qui font la food locale en aidant à tisser du lien entre les acteurs du secteur ». « Je suis en train de monter un restaurant-boulanger sur Marseille. Du beau, du bon, du bien sourcé dans le respect des hommes et des animaux. »

Et puis, des messages plus cryptiques. « Je viendrai accompagnée de mes pompes, et sûrement d’autres surprises. »

Moi, je suis nulle en cuisine mais je maîtrise à peu près la cuisson des cookies alors voilà, je dis que j’amènerai ça. Je joins aussi le lien vers le compte Instagram de Médianes et je crois que l’on gagne une vingtaine d’abonné·es juste comme ça.

Tout le monde en chaussettes

L’appartement d’Ezéchiel est facile à repérer, c’est celui où s’élève une montagne de chaussures devant la porte. 

J'ai revêtu mes belles chaussettes Mediapart pour l'occasion

Ce soir, tout le monde en chaussettes, il ne faudrait pas tacher le tapis. Une dame me prend en photo et me demande nom et prénom « pour les Américains ». Le salon donne sur un grand balcon vue mer où deux chefs opérateurs et une perchiste s’affairent pour ne pas perdre une miette de la conversation qui a cours entre Ezéchiel et Tony Shalhoub, l’acteur principal de la série Monk. Vous ne comprenez pas tout ? Imaginez mon état.

Plus tard, Ezéchiel éclaire ma lanterne : « CNN prépare une série documentaire culinaire qui sortira en fin d’année. Ça s’appelle Breaking Bread, et l’animateur, c’est Tony Shalhoub, par ailleurs co-proprio du resto italien étoilé Rezdôra, à New York. Ils ont fait le Brésil, le Liban, et là, ils viennent clôre l’épisode sur la France en montrant l’apéro Croque-Marseille. » Ici, pas de traitement de faveur. Monk est en chaussettes, comme tout le monde. 

Les Américain·es finissent par emmener leurs caméras côté cuisine, permettant au balcon d’accueillir les premiers ragots. « Il paraît que l’acteur est venu avec son garde du corps ? » — « Oui, c’est le type en chaussettes dans les escaliers. Il tient à ce que la porte d’entrée soit toujours ouverte. Il est très gentil, je lui ai donné un morceau de poulet. »

Des rencontres et des réconciliations

Entre deux changements de plan, Ezéchiel navigue entre les groupes et en profite pour faire les présentations. Son super-pouvoir ? Trouver des points communs à tout le monde. 

« Quand tu vas à un apéro professionnel, c’est hyper intimidant. Là, tu as à peine le temps d’enlever tes chaussures que tu parles déjà à quelqu’un. »

« Ezéchiel est un hôte très accueillant. Il m’a présentée au fondateur du restaurant Howard. Les meilleurs burgers de Marseille ! J’ai pu lui dire à quel point j’adorais sa cuisine », raconte Cassandre, fondatrice de l’agence d’événementiel culinaire La Spatule. À ses côtés, Alice, cofondatrice de Local Club, une agence créative de designer·ses, architectes et artistes qui aide les restaurateur·ices à ouvrir des lieux, confirme : « Quand tu vas à un apéro professionnel, c’est hyper intimidant, tu ne sais jamais trop où te mettre, comment te présenter. Là, tu as à peine le temps d’enlever tes chaussures que tu parles déjà à quelqu’un. »

Sauf rares exceptions, ici, les « +1 » sont interdits. On vient seul·e et les échanges se font naturellement. En cuisine, Sidi, chef gérant du Château Beaupin - Pavillon Sedille, un hôtel restaurant et Spa à la Pointe-Rouge, vient justement de rencontrer Livan, cuisinier chez Howard — les fameux  « meilleurs burgers de Marseille ». « Je l’ai vu en train de faire du poulet frit, j’ai vu des champignons à côté, je me suis dit allez, on va faire des champignons frits. On a fait une espèce de tempura avec une petite marinade à côté, ça fait un petit truc végétarien. » Sidi ne connaissait pas Livan. Maintenant, « c’est [s]on boy ».

Sidi et Livan, en cuisine
« Le mec arrive, il me dit “Ah, tu as invité untel ? Il me doit des sous”. »

Si la plupart des personnes qui se croisent finissent par rester en contact, comme dans tout petit milieu, il arrive que des tensions refassent surface. À la pêche aux anecdotes, certain·es mentionnent une sombre affaire. Il y a quelques mois, dans ce salon, il y aurait eu une bagarre. C’est en discutant avec Valentine, la compagne d’Ezéchiel, que je finis par avoir le fin mot de l’histoire. « À un apéro, on a reçu le chef d’un restaurant gastronomique très connu à Marseille. Il se trouve que ce soir-là, il y avait aussi un journaliste, qui avait écrit un article terrible sur sa cuisine. On a eu peur que cela vienne au clash, et finalement, ils ont ri ensemble, c’était super bon enfant. » Ezéchiel confirme : « Il était un peu tremblotant au début, mais ils se sont parlés, et c’est ça qui m’intéresse. Il y a des fois où j’ai invité des gens, le mec arrive, il me dit “Ah, tu as invité untel ? Il me doit des sous”. » Le propre des apéros : (re)créer des liens.

Pour Héloïse et Ngoc-Hân, qui organisent des événements culinaires, la soirée a déjà bien fonctionné : « En deux conversations, on a déjà eu des nouvelles idées de résidences. Là, une fille me parlait de sa boîte d’événementiel, de la possibilité d’organiser des événements ensemble. On échange nos Instagram, ça fonctionne bien ! ». Près d’elles, Arthur, boulanger et co-gérant du coffee shop GRIGNE préfère se laisser porter. « Je n’ai aucune idée de ce que je recherche, je ne projette pas et advienne que pourra. Venir ici, c’est un peu comme presser un fruit que tu aurais trouvé par hasard dans la nature. Si ça se trouve, le jus sera dégueu mais au moins tu auras appris à le faire. On verra bien ce qu’on boit. »

Vers de nouveaux lieux

En un peu moins d’un an, Ezéchiel a reçu près de six cent personnes. « Je n’ai pas l’audience de La Marseillaise ou de La Provence, mais j’ai la flexibilité pour faire ce genre de choses. Toutes ces personnes accueillies, c’est une base de données incroyable. »

Bientôt, il aimerait réunir toutes celles et ceux qui sont passé·es dans son salon dans un lieu plus grand, pour permettre à tout le monde de se rencontrer. Car à chaque apéro, ce sont des personnes différentes qui viennent. Seule une poignée de privilégié·es (et ami·es du fondateur de Croque-Marseille) sont autorisé·es à renouveler l’expérience. Malgré ce succès, le journaliste ne songe pas (encore) à monétiser ces événements. « On me l’a proposé, mais ce n’est pas vraiment l’ADN d’une soirée informelle en chaussettes. » 

L’avenir de Croque-Marseille, Ezéchiel l’imagine plutôt en format papier, mais toujours associée à l’idée de faire naître des rencontres. « J’aimerais beaucoup créer un magazine qui ne serait distribué que dans des cafés, par exemple. On garderait ce côté contact, mise en relation : les lecteur·ices devraient dans tous les cas se déplacer pour le trouver. » L’idée nous rappelle celle de Marsactu, média d’investigation marseillais qui rend son journal en ligne accessible gratuitement via des QR codes disposés dans des cafés et centres communautaires. 

Autre envie : délocaliser les apéros. Pourquoi pas Paris ? « J’aime les villes claniques, celles où les modernes et les tradis se croisent sans se rencontrer », sourit le journaliste. En balayant le champ des possibles, on se rend compte que ces apéros pourraient s’adapter à d’autres milieux. « Imagine un apéro avec la patronne de Radio France et un mec qui crée un fanzine sur les pilotes de Formule 1 ! » Le lien qui les unit : le journalisme, l'envie d’explorer, de raconter l’époque. Quand on vous disait qu’Ezéchiel avait un talent certain pour trouver des points communs. 

Pour aller plus loin

  • Avec Marsactu Illimité, le média propose de consulter gratuitement ses contenus dans divers lieux, dont des cafés et des centres sociaux. En matérialisant son offre, il espère toucher de nouveaux publics, parfois éloignés de l’information, en réduisant sa dépendance aux plateformes numériques.
  • Col­lages ou cam­pagnes numériques, les médias inven­tent de nou­velles manières d’investir l’espace pub­lic. Voici quelques exem­ples plus ou moins récents, du côté de Brut, Usbek & Rica et Merci Simone, qui pour­raient vous don­ner des idées.
  • L’adhésion comme mod­èle édi­to­r­i­al et économique néces­site de con­ver­tir les lecteur·ices en véri­ta­bles mem­bres. Quand The Bris­tol Cable inclut son audi­ence dans le processus éditorial, Scalawag organ­ise des évène­ments pour sa com­mu­nauté, et Zet­land fait de ses adhérent·es des ambassadeur·ices du média.
  • C’est une bulle dans laque­lle on vient trou­ver refuge. Un lieu ouvert à celles et ceux qui parta­gent la même pas­sion ou les mêmes valeurs. Même les VIP y trou­vent leur compte en le voy­ant comme un cer­cle sélect’ pour cul­tiv­er leur réseau. Longtemps réservé au milieu asso­ci­atif ou aux affaires, et si les médias com­mençaient eux aus­si à faire club ?
  • Pour garder le lien avec leur audi­ence, des médias mul­ti­plient les for­mats qui intè­grent les citoyen·nes. Tour d’horizon du côté de Reporters sans fron­tières, France Inter, Ouest-France et Cen­tre-France.
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Note de transparence : Ezéchiel Zérah a déjà pu collaborer avec Médianes, le studio dans une mission d'accompagnement avec French Founders.
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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de stratégie.