Penser l’identité visuelle de son média : les conseils de deux designers

Entretien avec Christelle Perrin, directrice artistique de Médianes, et Thomas Steffen, designer au Monde.

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Christelle Perrin est cofondatrice de Médianes et de la revue Pays, deux projets pour lesquels elle a conçu une direction artistique adaptée au produit et à l’intérêt des publics. Chez Médianes, Christelle assure également des missions de design graphique auprès des client·es du studio : le design du site de La Déferlante, l’identité graphique de La Disparition, la refonte web de POLITICO en Europe… 

Thomas Steffen est quant à lui spécialiste du design éditorial numérique. Il a notamment repensé les sites de Disclose, StreetPress, Slate, Binge Audio et ARTE Radio et dirige aujourd’hui l’équipe du design numérique au Monde. Son obsession : faire du design non pas un habillage mais un outil éditorial pensé pour l’expérience utilisateur·ice.

Voici leurs conseils pour prioriser ses besoins graphiques et faire les meilleurs choix possibles en adéquation avec l’identité de son média.

Quand on lance un média, à partir de quel moment faut-il réfléchir au design ?

Christelle Perrin : Assez vite. Pas forcément dès le premier jour car il faut d’abord savoir à qui on s’adresse, avec quels moyens et quelles priorités : mieux vaut éviter de créer une identité visuelle et se demander ensuite de quoi on va parler. Mais très tôt, on a besoin de communiquer pour teaser le projet : et là, il nous faut au moins une image, une typo, une couleur de fond—quelque chose pour indiquer qu’une nouveauté arrive, qui va pouvoir attirer l’attention. Le design, même très simple, pose les premières briques de l’esprit du média. Ensuite, le graphisme peut évoluer avec le projet et mûrir avec le public. Ce qui parle à un lectorat au lancement ne sera peut-être plus pertinent cinq ou dix ans plus tard. 

Thomas Steffen : Dès le départ, il faut se différencier. Si visuellement le projet ne sort pas du lot, c’est dur à rattraper. Mais il faut rester lucide : on ne met pas la moitié de son budget dans l’identité visuelle au moment du lancement. 

Quelle doit être la priorité des rédactions en matière de design ?

Thomas Steffen : Rendre service au lectorat. Il faut sortir du côté un peu artiste : on ne va pas faire ainsi parce que je l’ai décidé avec mon geste et ma vision, mais parce que le produit va être lu, il remplit une fonction. À la Philharmonie, Jean Nouvel avait décidé de peindre les bureaux en noir. Pour lui, c’était beau ainsi, et c’était le seul argument. Les salarié·es ont fait grève pour dire que non, ce n'était pas possible parce qu'ils déprimaient. Et il a refusé : il ne faisait pas ce bâtiment pour que les gens se sentent bien dedans.

« Les gens n’ont pas le temps : s’ils ne comprennent pas tout de suite ce que raconte le média ou comment fonctionne un site, ils partent. »

Que perd un média en négligeant le design ?

Christelle Perrin : Si l’identité visuelle n’est pas claire, on peut passer complètement à côté de sa cible. Il faut qu’en un clin d’œil, un maximum de choses soient compréhensibles : la navigation, l’identité, les valeurs. Il vaut mieux éviter qu’un média ayant des engagements très forts, qui soit très militant, ait une identité visuelle trop délicate ou poétique. À l’inverse, il faut veiller à ne pas agresser le lectorat avec des alternances de couleurs trop brutales, par exemple. Les gens n’ont pas le temps : s’ils ne comprennent pas tout de suite ce que raconte le média ou comment fonctionne un site, ils partent. 

Thomas Steffen : On vit dans un monde visuel. Sur les plateformes, les algorithmes favorisent les contenus avec des images. Un article sans illustration adaptée (une carte, un dessin, une photo…) ne fonctionnera pas bien. Surtout, un design soigné rassure : on se dit que c’est un média sérieux. Et les médias indépendants ont pour enjeu de montrer leur autorité afin d’être reconnus. Vous faites de l’enquête ? Vous devez prouver visuellement que tout ce que vous écrivez est vrai et sourcé. Si vous utilisez une image d’appel générée par intelligence artificielle, on peut en douter. 

Christelle Perrin : Au-delà de l’image, la typographie en dit long. Par exemple, une police d’écriture qui ressemble à celles que l’on retrouve dans les journaux ou dans les livres évoque le sérieux et apporte de la légitimité au média. 

Mais alors, est-ce qu’il faut être le plus neutre et lisse possible pour être lu ?

Christelle Perrin : Non, mais tout est une question de cohérence. On peut mixer sobriété et audace : une typo classique avec un fond rose, par exemple. On peut imaginer des pictogrammes dessinés à la main, qui vont apporter un côté manuscrit. Être sérieux, ce n’est pas forcément ressembler le plus possible au Monde. StreetPress fait très sérieux et a pourtant une identité forte, avec du jaune vif et des très gros titres.

Le site web de StreetPress

Thomas Steffen : La limite, c’est l’accessibilité. Si un super effet 3D, une animation ou un visuel qui sort des clous ne s’affiche pas sur un vieux téléphone, ça ne vaut pas le coup. On risque de perdre trop de monde. L’objectif, c’est que chacun·e puisse lire, et pas seulement celles et ceux qui ont le dernier iPhone. 

Pourquoi a-t-on l’impression que tous les médias se ressemblent ?

Thomas Steffen : Parce que ce sont toujours les mêmes noms, nous y compris, qui reviennent. Chaque designer a son style. Tant qu'il n'y a pas d'autres personnes qui arrivent et apportent leur regard, on risque de tourner en rond. Et comme en France, on prend beaucoup pour argent comptant ce qui se fait outre-Atlantique, si tout le monde s'inspire au même endroit, on se retrouve forcément avec des identités similaires ou peu surprenantes.

« Tout le monde sait faire du design. Mais on a dépossédé les gens de ce savoir-faire au nom du “bon goût”, défini par des gens puissants et très diplômés. »

Christelle Perrin : Les médias se ressemblent car ils s'ancrent aussi dans une continuité et une histoire visuelle qui fait qu'on sait qu'il s'agit d'un média et pas d'une pharmacie.

Le design est-il élitiste ?

Christelle Perrin : Tout le monde sait faire du design. On sait que le titre va être plus grand que le texte de détail, on sait choisir une image claire : c’est une forme de sens commun. Si tu fais une foire aux moutons, tu mets une image de mouton. Mais on a dépossédé les gens de ce savoir-faire au nom du « bon goût », défini par des gens puissants et très diplômés. Aujourd’hui, on retrouve moins de liberté d’expression visuelle dans l’espace public, une uniformisation des codes, une culture populaire étouffée. Les gens reprennent parfois cette liberté dans les manifs, à travers des pancartes, des collages. Dans la ville, tout est verrouillé et normé : on ne peut pas afficher librement dans les rues ou dans les transports. Le champ de ce qui est jugé acceptable est plus étroit, et avec lui, la place des minorités. La seule solution pour avoir plus de diversité visuelle, c'est d'avoir plus de diversité parmi les personnes qui font le design. On a besoin que des gens plus divers puissent accéder à ces postes de création avec ou sans études, et puissent s'exprimer aussi. 

Thomas Steffen : Oui, il existe un design de classe. Les codes graphiques du luxe, par exemple, disent très clairement à celles et ceux qui n’ont pas d’argent : « ce n’est pas pour vous ». À l’inverse, certain·es designers s’amusent à recycler du « moche » pour le rendre tendance mais cela ne parle qu’à celles et ceux qui partagent les bons codes culturels. Si tu n’as pas les références, tu ne comprends pas. Ce jeu-là est fermé, destiné à un entre-soi. Quand on trouve un truc populaire « trop charmant » dans une fête de village, c’est souvent parce qu’on le regarde d’un cran au-dessus. 

« Ce n’est pas parce qu’on fait une revue de gauche qu’il faut absolument réaliser une identité à l’arrache. »

Les revues indépendantes et engagées qui adoptent un design très léché et pointu ne renvoient-elles pas l’idée qu’elles ne sont pas faites pour tout le monde ?

Thomas Steffen : Non. Ce n’est pas parce qu’on fait une revue de gauche qu’il faut absolument réaliser une identité à l’arrache. L’écueil serait de se dire que parce qu’on est un média indé, il faut absolument montrer qu’on fait avec les moyens du bord.

Climax, La Correspondance (La Disparition) et Fracas, trois médias papier engagés aux identités visuelles soignées

Une revue très bien pensée visuellement n’est pas forcément faite pour des gens qui ont des connaissances et un certain héritage culturel pour la lire. Ce qui compte, c’est de travailler à faire l’objet le plus abouti possible pour qu’il soit confortable à lire pour tout le monde.

« Personne ne lit un format. Vos publics veulent lire des histoires qui les intéressent. »

Quel conseil donneriez-vous aux fondateur·ices de médias qui voudraient lancer un chantier design ?

Christelle Perrin : Demandez-vous quels sont vos besoins, votre feuille de route dans les six mois ou dans les deux ans à venir. Peut-être que vous n’avez pas de besoin design maintenant ! Pour un bandeau Substack, une petite heure peut suffire. Pour une refonte, il faut prendre garde à ne pas se laisser dépasser par son égo et ses envies. Le public doit toujours être la priorité.

Thomas Steffen : Ne dépensez pas des milles et des cents sur un logo. Mettez plutôt le paquet sur le contenu. Personne ne lit un format. Vos publics veulent lire des histoires qui les intéressent. Le format en lui-même, ça ne parle qu'à nous. Si le sujet est chiant, il est chiant. Le design ne va pas créer de magie.

Faut-il absolument une refonte graphique pour marquer un renouveau dans un média ?

Christelle Perrin : Demandons-nous d’abord ce qui justifie la refonte : un changement de direction, un nouveau modèle économique ? Quels sont les objectifs ? Dans tous les cas, on ne pourra pas tout changer, sinon, personne ne reconnaîtra votre magazine. Ou bien, les lecteur·ices ne sauront plus où sont rangés leurs contenus préférés sur votre site et cela les contrariera.

Thomas Steffen : J'ai l'impression que la refonte graphique, c'est toujours le B-A. BA du renouveau : on veut renvoyer l’idée que l’on lance une nouvelle formule. En faisant cela, les médias se concentrent sur la refonte graphique, mais pas sur la refonte éditoriale. Si le contenu reste le même, il ne peut pas y avoir de résultats. Ce n’est pas parce qu’un média opère une refonte visuelle que d'un coup, plus de lecteur·ices vont arriver.

Le design dans les médias, c’était mieux avant ?

Thomas Steffen : Non. Je dirige un service qui n'existe que depuis 2019. Avant cela, on ne faisait pas de design numérique au Monde. Je me souviens qu’en 2015, j’étais parti à Francfort pour assister au séminaire du Society of News Design : un grand rendez-vous avec tous les grands noms du design mondial. Il y avait des gens du New York Times, du Washington Post. Eux avaient déjà tous des designers dans leurs rédacs. Ce qu'on fait aujourd'hui, ils le faisaient déjà il y a quinze ans. J’hallucinais : je me demandais comment on allait nous aussi réussir à faire un jour au Monde ce qu’ils faisaient à l’époque. Je suis donc très heureux de pouvoir faire des articles visuels aujourd’hui. Avant, on essayait de comprendre l'intérêt de ces enjeux. Maintenant, on n'en est plus à se demander pourquoi il faut le faire, mais comment mieux le faire.

Exemple d'article visuel au New York Times

Christelle Perrin : Il peut y avoir une nostalgie du papier, en revanche. On peut se dire que l’époque où on faisait tout à la main, les typos, les mises en page, sans ordinateur, devait être géniale. Mais on peut tout à fait y revenir. Dans mon travail, j’adore prendre le temps de faire une aquarelle, par exemple. Je trouve très apaisant de travailler directement sur le papier. Ce n'est pas parce qu'on a inventé l'informatique qu’il est interdit de s’en passer, alors que l'inverse n'est pas vrai. 

Thomas Steffen : ​​Reposez-nous cette question dans deux ans, quand les subventions manqueront pour créer ou que l’intelligence artificielle sera passée par là. À ce moment, on se dira peut-être que c'était mieux avant. L’automatisation permet maintenant de réaliser des maquettes entières avec certains outils. Je vois très bien ce qu'il va se passer dans la tête des gens qui, à la base, avaient consacré des budgets au design. Il est probable que les équipes se réduisent. On voit déjà des plans de licenciement arriver dans certaines rédactions.

Pour aller plus loin

  • Quelles sont les spécificités du design graphique pour les médias indépendants ? Quelle vision défendons-nous ? Voici notre manifeste.
  • En panne d’inspiration ? Panique à bord pour trouver des idées ? Quelques suggestions de ressources pour enrichir votre culture visuelle, qu’il s’agisse d’édition, de campagne de communication, de typographie ou de couleur.
  • Un petit guide du brief graphique pour vous aider à identifier les informations à transmettre à un ou une designer chargé·e de créer votre identité visuelle.
  • Quelles questions se poser pour choisir ses polices ? Sous forme de guide pratique, trois grands axes peuvent vous guider parmi le foisonnement d'offres de polices.
  • En partageant le lien d'un article sur les réseaux sociaux, ce dernier est accompagné généralement d'un visuel horizontal. Quelques conseils pour bien choisir ses images d’aperçu.
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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de stratégie.